Des études essentielles pour adapter la prévention et la prise en charge des populations clés

// Critical studies are valuable to adapt the prevention and the healthcare management of key populations

Annabel Desgrées du Loû1 & Bruno Spire2

1 IRD, CEPED (UMR INED-IRD-Paris Descartes), Paris
2 Inserm UMR912 (SESSTIM), Marseille

Ce numéro du BEH qui nous est proposé à l’occasion du 1er décembre, journée mondiale de lutte contre le sida, est consacré aux « populations clés » les plus exposées au risque de VIH (key populations). Dans la lutte contre cette épidémie, après les avancées extraordinaires qu’ont été la découverte de traitements efficaces puis plus récemment de leur effet sur la baisse de la transmissibilité, nous arrivons en effet à un tournant : pour aller plus loin et faire reculer l’épidémie, il est nécessaire d’intensifier prévention et prise en charge dans les groupes les plus touchés, et surtout d’adapter les programmes aux besoins des personnes. Les nouvelles recommandations 2013 pour la prise en charge médicale des personnes vivant avec le VIH en France 1 préconisent ainsi, plutôt que de systématiser une proposition du dépistage en population générale, de l’intensifier dans ces groupes où la prévalence est la plus élevée. En France, comme dans le monde, ces populations clés dans la lutte contre le sida sont les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, les personnes transsexuelles ou transgenres, les consommateurs de drogues injectables, les personnes ayant une activité de prostitution, les migrants venus de pays très touchés par l’épidémie. Elles ont en commun d’être des populations sensibles car potentiellement stigmatisées, parfois cachées et donc difficiles à enquêter. À ces groupes vulnérables il faut ajouter les populations des départements français d’Amérique (Guyane, Guadeloupe et Martinique), où l’incidence élevée du VIH (plus du triple de la moyenne nationale) appelle une prévention renforcée.

Nous découvrons ici les premiers résultats de quatre études très attendues, menées auprès de ces groupes clés, toutes réalisées entre 2010 et 2011 : l’enquête KABP DFA sur les connaissances, opinions et pratiques autour du VIH dans les départements français d’Amérique, l’enquête Coquelicot menée auprès d’usagers de drogues, l’Enquête presse gays et lesbiennes et l’enquête ProSanté menée auprès de personnes en situation de prostitution. Hormis cette dernière, il s’agit de rééditions d’enquêtes similaires menées en 2004 financées par l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites (ANRS), elles apportent ainsi des informations sur les évolutions sur la décennie dans ces groupes clés.

Si l’enquête KABP menée dans les départements français d’Amérique est représentative de la population générale dans ces départements, les trois autres, parce qu’elles portent sur des populations sensibles et potentiellement stigmatisées, ne pouvaient pas l’être : il a donc fallu développer des méthodes de recrutement en s’adaptant au groupe étudié. Enquêter au sein d’une population cachée ou méfiante pose deux défis : trouver les personnes, en assurant un recrutement le plus diversifié possible, puis gagner leur confiance pour qu’elles acceptent de participer. Défis réussis pour ces enquêtes qui affichent des taux de participation élevés et, pour celles qui avaient déjà été menées en 2004, une diversification des publics touchés. Leurs auteurs ont su collaborer avec les structures les plus proches de ces groupes sensibles (structures spécialisées dans l’accueil des usagers de drogues pour Coquelicot ou des personnes en situation de prostitution dans le cas de ProSanté), et adapter le protocole d’enquête pour prendre en compte les nouvelles technologies et nouveaux modes de vie (sites Internet spécialisés pour l’enquête Presse gays et lesbiennes et téléphonie mobile dans l’enquête KABP DFA).

L’article de Sandrine Halfen et coll. analyse, à partir de l’enquête KABP DFA, les connaissances, opinions et utilisations des préservatifs dans les populations vivant dans les départements français d’Amérique, et leurs évolutions entre 2004 et 2011. Il pointe l’installation d’une certaine défiance à l’égard de l’efficacité du préservatif, malgré une tendance à la progression de son utilisation lors du premier rapport sexuel et chez les multipartenaires. Le dépistage régulier est davantage perçu comme efficace pour se protéger du VIH, possible effet des campagnes de prévention qui ont placé le dépistage au centre des stratégies de prévention au détriment du préservatif.

L’article de Marie Jauffret-Roustide et coll. sur les premiers résultats de l’enquête Coquelicot rappelle que les usagers de drogues connaissent des situations de très grande précarité, en particulier par rapport au logement. Ils sont très touchés par le VIH (10%) et le VHC (44%). Si on peut conclure depuis 2004 à une tendance à l’infléchissement de la séroprévalence du VHC (en particulier chez les jeunes) qui pourrait signer l’impact de la politique de réduction des risques, l’importance des pratiques d’injection chez les plus jeunes apparaît cependant préoccupante.

L’analyse par Annie Velter et coll. des comportements sexuels entre hommes à partir de l’Enquête presse gays et lesbiennes 2011 permet de mettre en relation les stratégies de réduction des risques des répondants vis-à-vis du VIH en tenant compte de la connaissance de leur statut sérologique. On confirme dans ce groupe le recul de l’utilisation du préservatif par rapport à d’autres techniques préventives, notamment le contrôle de l’infection VIH par les antirétroviraux chez les personnes séropositives. Cependant, les auteurs soulignent que les niveaux de dépistage et de couverture thérapeutique efficace ne sont pas encore suffisants pour inverser l’épidémie dans ce groupe, le plus touché de la population française, et concluent à l’urgence de favoriser le dépistage régulier, l’accès au traitement précoce pour les personnes infectées et l’offre de traitements pré ou post-exposition pour les personnes exposées en combinaison avec le préservatif.

Enfin, l’article de Florence Lot et coll. qui présente les principaux résultats de l’étude ProSanté sur l’état de santé, l’accès aux soins et aux droits des personnes en situation de prostitution, permet de décrire la grande hétérogénéité de cette population très mal connue, en termes d’âge, de nationalité, d’ancienneté dans la prostitution et de perceptions de l’activité prostitutionnelle. Les informations ainsi recueillies, tant sur les difficultés sociales (violences subies, précarité, isolement relationnel) que sur les souffrances psychiques et les difficultés de santé, seront très utiles pour guider la prise en charge.

Quatre populations aux attitudes, aux besoins et aux pratiques différentes, quatre études pour mieux comprendre et orienter la prise en charge. Nul doute que les résultats apportés par ces enquêtes permettront de préciser le type d’action à privilégier dans chaque groupe.

Référence

[1] Morlat P, (Dir.). Prise en charge médicale des personnes vivant avec le VIH. Recommandations du groupe d’experts. Rapport 2013. Paris: La Documentation Française; 2013. 478 p. http://www.sante.gouv.fr/rapport-2013-sur-la-prise-en-charge-medicale-des-personnes-vivant-avec-le-vih.html

Citer cet article

Desgrées du Loû A & Spire B. Éditorial. Des études essentielles pour adapter la prévention et la prise en charge des populations clés. Bull Epidémiol Hebd. 2013;(39-40):494-5.