De la difficulté d’estimer le handicap psychique dans une enquête en population générale. L’exemple de l’enquête Handicap-Santé

// Difficulties encountered in estimating disability related to mental disorders in a general population survey. The French Disability and Health Survey example

Pascale Roussel1 (pascale.roussel@ehesp.fr), Gaëlle Giordano2, Marie Cuenot1
1 École des hautes études en santé publique, Rennes, France
2 Institut fédératif de recherche sur le handicap (IFRH-IFR25), France
Soumis le 25.07.2013 // Date of submission: 07.25.2013
Mots-clés : Handicap psychique | Enquête Handicap-Santé | Épidémiologie sociale
Keywords: Disability related to mental disorders | French Disability and Health Survey | Socio-epidemiology

Résumé

Il est tentant d’utiliser l’enquête Handicap-Santé, réalisée en France en 2008 et 2009, pour estimer la part de la population générale concernée par le « handicap psychique », décrire ses caractéristiques et ses besoins d’aide. Cet article vise à montrer que l’amélioration de la connaissance relative au handicap psychique est une tâche délicate, même lorsque les données collectées couvrent le spectre entier du phénomène, depuis la maladie jusqu’aux facteurs environnementaux.

La première source de difficultés provient de l’absence de consensus sur la définition même du handicap psychique. Par ailleurs, la nature même du handicap et la dimension qualitative des déficiences ou limitations d’activités vécues rendent parfois délicates les réponses à des questions dont les modalités de réponse sont discontinues. L’analyse des données relatives à la santé mentale en matière de maladies, déficiences et limitations d’activités montre que les recouvrements ne sont que partiels entre ces différentes catégories de données, ceci pouvant parfois provenir d’un manque de fiabilité des données recueillies. Néanmoins, la richesse de l’information collectée permet des descriptions intéressantes des problèmes liées à la santé mentale, même si cela ne correspond pas exactement aux attentes relatives à la notion de « handicap psychique ».

Abstract

A better understanding of disability phenomenon linked to mental disorders is a main issue in France. The data collected in the Disability and Health Survey carried out in France in 2008 and 2009 among the general population could help reach that aim. The methodological point of view of this article aims at showing why improving the knowledge concerning disability linked to mental disorders remains a difficult task, even when the collected data cover the entire spectrum of health and disability (including environmental information).

The first categories of difficulties derive from the lack of consensus about the definition of disability linked to mental disorders –named “Handicap psychique” in France. Secondly, there might be difficulties - due to disability itself or to the qualitative nature of many problems - to declare one’s difficulties on discontinue items. Analyzing data collected in ordinary households shows that information related to mental diseases, mental impairments and activities limitations linked to mental disorders do not completely overlap each other, which may partially come from a lack of reliability. Nevertheless, the variety of the information allows useful descriptions of mental health related problems, even if it does not exactly fit the stakeholders’ expectations.

Introduction

L’adoption de la loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005 est souvent hâtivement considérée comme actant la reconnaissance de la notion de « handicap psychique ». Si les multiples difficultés entravant la vie des personnes atteintes de troubles psychiques importants et durables étaient connues depuis longtemps, l’opportunité du recours à la terminologie « handicap » a longtemps partagé les professionnels de ce champ. Au tournant des années 2000, trois textes de nature très différente ont contribué à l’acceptation et la diffusion du terme de « handicap psychique » et notablement influé sur la rédaction de la future loi de 2005 : la « Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé » (CIF), classification adoptée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2001 1, le « Livre blanc de la santé mentale » 2 et le rapport « Pour mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques et les moyens d'améliorer leur vie et celle de leurs proches » 3. Ces références, en particulier les deux premières, sont abondamment citées par les différents auteurs qui se sont intéressés à cette question 4,5,6,7; elles sont également très présentes dans l’élaboration de la loi de 2005 et dans sa mise en application.

En énonçant que « constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant » (article 2 de la loi), le législateur a repris les notions de limitations d’activité et de restrictions de participation, qui constituent des composantes essentielles du handicap dans la CIF. Il a également souligné l’importance de l’environnement, qui est une des principales nouveautés de cette classification par rapport à la précédente. Moins interactive que ne l’est le schéma de la CIF (figure 1), la définition du handicap dans la loi de 2005 n’en vise pas moins à faire prendre en compte l’environnement dans toute étude des situations de handicap. Très utile pour l’évaluation des difficultés des personnes et leur compensation, cette prise en compte de l’environnement - évolutif en fonction des personnes et lieux fréquentés mais aussi de la politique sociale - complique notablement l’évaluation du nombre de personnes concernées par le handicap.

Figure 1 : Interactions entre les composantes de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF)
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Une autre difficulté de la quantification du handicap psychique provient de la délimitation de la population visée. En citant explicitement les « fonctions psychiques » à la suite des « fonctions mentales » et des « fonctions cognitives », le législateur a semblé vouloir signifier qu’il s’agit d’entités totalement distinctes, aucune fonction n’appartenant simultanément à plusieurs catégories. Pour pouvoir identifier le groupe qui préoccupe les pouvoirs publics, il est donc nécessaire d’organiser un recueil des données en cohérence avec cette partition, différente de celle retenue par la CIF.

Cette identification de trois groupes distincts de fonctions mentales est très liée à la structuration du milieu associatif du handicap, construite autour de trois populations perçues comme ayant chacune des caractéristiques et besoins de compensation spécifiques. Pour ce qui est du domaine du handicap psychique, une mission avait été confiée en 2002 au député Michel Charzat afin d’en préciser les contours. Le rapport remis 3 s’appuie sur deux corpus de référence. D’une part, il recourt à une liste de troubles psychiques issue du « Guide-barème pour l'évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées » ; ces troubles y sont formulés en termes de déficiences puisque ce guide a été conçu à partir de la Classification internationale des handicaps de 1980, ancêtre de la CIF. D’autre part, il utilise le champ de la maladie en identifiant les « psychoses et notamment la schizophrénie », « les troubles dépressifs graves et notamment les troubles maniaco-dépressifs », « les troubles obsessionnels et compulsifs graves », « l’autisme et les syndromes autistiques », « les syndromes frontaux, séquelles de traumatismes crâniens et de lésions cérébrales », « la maladie d’Alzheimer et les autres démences » et en les considérant comme les « troubles psychiques à l’origine de handicap ». Néanmoins, il écarte de son champ les pathologies faisant l’objet d’actions publiques spécifiques : autisme, traumatismes crâniens et démences.

L’Unafam (1), principale association porteuse des revendications en termes de handicap psychique, a également - implicitement ou explicitement - recours à cette dualité de cadres de référence pour identifier les populations qu’elle défend : la CIF, pour insister sur les limitations d’activité et restrictions de participation connues par les personnes, et la Classification internationale des maladies (CIM), pour délimiter le groupe de population au sein duquel ces limitations et restrictions doivent être identifiées. Au gré du temps et selon les supports de diffusion, les pathologies retenues par l’Unafam ont pu évoluer légèrement : il s’agit le plus souvent des schizophrénies, troubles bipolaires, troubles obsessionnels compulsifs graves, auxquels sont parfois adjoints l’autisme, les troubles graves de la personnalité, voire aussi et plus récemment les traumatismes crâniens, les pathologies vasculaires cérébrales et les maladies neurodégénératives. Il est clair cependant que les deux ou trois premières pathologies constituent le cœur des préoccupations de cette association.

Cette dualité de références - champ du handicap, champ de la maladie - permet d’homogénéiser la population concernée en tenant compte à la fois de ses caractéristiques individuelles et de ses besoins. Tout autant que les limitations d’activité, ce sont non seulement l’isolement relationnel et le besoin de soins, mais aussi la variabilité de l’état des personnes et la fréquence des situations de déni de la maladie qui sont régulièrement soulignés par l’Unafam et la Fnapsy (2).

L’importance des enjeux humains et des conséquences en termes de politiques sociales de la notion de handicap psychique, mais aussi la particularité d’une définition recourant à des corpus conceptuels différents et incitant à tenir compte de l’environnement susceptible d’évoluer, nous a amenées à nous interroger sur la possibilité d’identifier la population relevant du handicap psychique au sein de la population générale. Dans ce but, nous avons mobilisé l’enquête Handicap-Santé de 2008.

Méthode : des difficultés conceptuelles aux difficultés pratiques

L’enquête Handicap-Santé est à la fois l’héritière des Enquêtes santé régulièrement consacrées, depuis le début des années 1960, aux questions de morbidité, de recours aux soins et de dépenses médicales, et de l’enquête Handicap-Incapacité-Dépendance, réalisée pour la première fois en 1998-1999 et principalement orientée vers les questions de handicap à tout âge. Fusion de ces deux enquêtes, l’enquête Handicap-Santé (HS), réalisée en 2008 en ménages ordinaires et en 2009 en institutions médico-sociales, avait pour objectif de décrire les conditions de vie de l’ensemble de la population du territoire national tout autant que ses conditions de santé 8. Cette enquête n’est donc pas une enquête épidémiologique au sens usuel et s’en différencie tant par ses objectifs que par ses méthodes : la maladie n’y occupe que peu de place et le recueil des informations sur ce sujet est sommaire, limité à une liste de maladies proposée à l’enquêté et à quelques questions complémentaires pour certaines d’entre elles. Cette modalité de recueil de l’information est très différente de celle utilisée dans le cadre de l’épidémiologie psychiatrique, laquelle, pour les enquêtes en population générale, recourt le plus souvent à des outils psychométriques établissant une présomption de pathologie à partir de questions visant à identifier les symptômes, leur temporalité et leur ampleur. La singularité de la méthodologie de l’enquête HS est liée à la vastitude de son champ, couvrant l’ensemble des dimensions abordées par la CIM et la CIF : maladies, déficiences, limitations d’activité, restrictions de participation et environnement matériel et humain.

Compte tenu de ses objectifs, cette enquête ne prétend pas proposer des estimations précises et fiables de prévalence des différentes maladies, mais offrir une grande variété de renseignements fournis par les 30 000 personnes interrogées à domicile (ou leurs proches, lorsqu’ils ne pouvaient répondre eux-mêmes) et les 9 000 personnes résidant en institutions médico-sociales. Réalisée en face-à-face, au domicile des personnes par des enquêteurs de l’Insee, à partir d’un échantillon constitué en deux étapes afin de disposer d’un nombre suffisant de personnes sévèrement limitées dans leur vie quotidienne, elle fournit, après application d’un coefficient de pondération, des données de santé (au sens large) représentatives de l’ensemble de la population résidant en France quel que soit son âge, ce que peu d’enquêtes permettent 9. Ce sont les résultats issus de cette procédure de redressement de l’information collectée qui sont présentés ici.

Les questions ont été conçues dans l’objectif d’être aisément compréhensibles et l’usage d’une terminologie profane a été privilégié. Aussi les termes de « problèmes » « troubles » ou « difficultés » ont-ils été utilisés pour identifier les déficiences dans le champ de la santé mentale.

Résultats

L’étude des différentes composantes de la notion de handicap psychique conduit à des résultats contrastés selon les composantes étudiées et leur combinaison retenue.

L’analyse des données de l’enquête conduit à une estimation d’environ 70 000 personnes schizophrènes vivant en domicile ordinaire, la schizophrénie étant souvent considérée comme emblématique (3), voire principale responsable, des situations de handicap psychique. La prise en compte de l’ensemble des pathologies psychiatriques élargit considérablement le champ au sein duquel des situations de handicap psychique pourraient exister : après redressement des données, il est possible d’estimer à environ 3,3 millions de personnes (dont 3 millions d’adultes de 20 ans et plus) le nombre de personnes qui considèrent avoir connu, au cours des 12 derniers mois, l’une des pathologies suivantes : schizophrénie, autisme, dépression chronique, anxiété chronique ou « autre maladie mentale » proposées aux enquêtés (tableau 1).

Tableau 1 : Déclarations de maladies « mentales » dans le cadre de l’enquête Handicap-Santé, France
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Si l’on émet l’hypothèse que le questionnement adopté par l’enquête Handicap-Santé est bien parvenu à cerner la notion de déficience, et si l’on considère cette dimension de la santé comme le socle de base de la délimitation du handicap du fait de troubles psychiques, l’effectif à considérer est nettement plus important : environ 11,9 millions de personnes (dont environ 10,1 millions d’adultes de 20 ans et plus) ont déclaré connaître un « trouble » ou une « difficulté » susceptible d’être impliqué dans le handicap psychique (tableau 2(4).

Tableau 2 : Problèmes psychiques ou mentaux déclarés dans le cadre de l’enquête Handicap-Santé, France
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La déclaration simultanée d’une déficience du domaine psychique et d’une des cinq pathologies évoquées ci-dessus (schizophrénie, autisme, anxiété chronique, dépression chronique, autre trouble psychique ou mental) concerne environ un quart de ces personnes, quelles que soient les tranches d’âge étudiées. Cette rareté de déclaration est à peine atténuée si l’on inclut également les déclarations de pathologies neurodégénératives. Inversement, les quatre cinquièmes des adultes de 20 ans et plus ayant déclaré, au moment de l’enquête, être atteints de l’une des cinq pathologies mentales évoquées ci-dessus, ont également identifié au moins une de ces « déficiences » souvent évoquées à l’occasion des présentations sur le handicap psychique. Ainsi, les personnes ayant déclaré une des cinq maladies mentales ne constituent pas un sous-ensemble totalement inclus dans le groupe plus vaste des personnes ayant déclaré une « déficience ». Au sein de la population ayant déclaré maladies et déficiences, les troubles les plus fréquemment déclarés sont les troubles anxieux et les troubles de l’humeur (tableau 3). S’il serait hâtif d’établir une équivalence entre dépression chronique et troubles de l’humeur d’une part, anxiété chronique et troubles anxieux d’autre part, en raison de la variabilité des modes d’expression de ces pathologies et des éventuelles différences de temporalité d’expression (même si l’on restreint l’interrogation sur la pathologie aux douze derniers mois), le faible degré de recouvrement de ces deux entités témoigne de l’absence de synonymie de ces deux notions aux yeux des enquêtés (figures 2 et 3).

Tableau 3 : Fréquence des déclarations de « troubles » ou « difficultés » parmi les personnes de 20 ans et plus ayant déclaré une des cinq maladies mentales proposées par l’enquête Handicap-Santé, France
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Figure 2 : Déclarations en termes de maladie et en termes de déficience : l’exemple de la dépression chronique et des troubles de l’humeur dans l’enquête Handicap-Santé, France
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Figure 3 : Déclarations en termes de maladie et en termes de déficience : l’exemple de l’anxiété chronique et des troubles anxieux dans l’enquête Handicap-Santé, France
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Approcher la notion de handicap psychique suppose que l’on étudie également les limitations fonctionnelles fréquemment mises en avant par l’Unafam. Les questions en termes de capacité de concentration, difficulté à comprendre les autres, mise en danger de soi-même, agressivité, besoin de stimulation pour effectuer les actes de la vie quotidienne, difficulté à nouer des relations, peuvent permettre d’approcher ces notions. Ces limitations concernent environ 6,8 millions d’adultes (si l’on ne retient que les personnes ayant déclaré des problèmes « fréquents ») à des degrés variables, les trois-quarts d’entre eux ne déclarant qu’une seule limitation alors qu’un dixième en déclare trois ou plus.

Le croisement des trois modes d’approche - maladies psychiatriques, déficiences du domaine psychique, limitations fonctionnelles liées à ce domaine - conduit à dénombrer une population d’environ 950 000 personnes connaissant au minimum un problème dans chacune de ces catégories.

Si la variabilité du nombre de déclarations de limitations fonctionnelles est un premier indicateur de l’hétérogénéité de cette population, sa structure par âge peut être considérée comme un second indicateur d’une population quelque peu éloignée de celle usuellement considérée comme relevant du handicap psychique : un quart d’entre elle est âgée de 65 ans et plus. Plus conforme à l’image usuelle du handicap psychique, les trois quarts environ de la population de 20 à 64 ans présentant au moins un problème dans chaque catégorie (maladies, déficiences et limitations fonctionnelles) ont connu des répercussions attribuées à leur état de santé dans leur parcours d’emploi : invalidité, changement de poste ou d’emploi pour raison de santé, travail à temps partiel pour raison de santé (sans que l’on puisse affirmer que ces troubles de santé à l’origine des difficultés professionnelles soient des difficultés de santé mentale). Un peu plus d’un tiers de cette population de 20 à 64 ans déclare recourir à une aide familiale ou professionnelle pour les activités de la vie quotidienne ou pour les « activités instrumentales » (faire ses courses, se servir du téléphone, prendre ses médicaments, préparer ses repas, etc.). Enfin, 15% de ces personnes semblent très isolées, le rythme de rencontre des membres de la famille et des amis étant au maximum d’une fois par mois. Au sein de chacune de ces populations se trouvent des personnes dont les difficultés d’emploi, de vie quotidienne ou de vie sociale proviennent, exclusivement ou partiellement, de troubles physiques qui jalonnent ou ont jalonné leur parcours de vie ; ce qui peut en éloigner certains de la notion de handicap psychique.

Discussion

L’une des grandes qualités de cette enquête est d’offrir des résultats représentatifs de la population nationale, quel que soit son âge et son lieu de résidence. La principale limite, dans le champ de la santé mentale, est celle de l’auto-déclaration et des risques que cette démarche comporte.

Déni et variabilité de l’état de santé sont peu favorables à l’obtention, auprès des intéressés, d’une image du handicap psychique fidèle à la description qu’en font les associations du secteur, c'est-à-dire établissant implicitement un lien avec certaines pathologies psychiatriques. Toutefois, les caractéristiques et stigmates des maladies psychiatriques ne sont pas les seuls responsables de la qualité des estimations : malgré une méthodologie adaptée à la faible fréquence des situations de handicap et de dépendance pour l’ensemble d’une population résidant en domicile ordinaire, les éventuels biais d’échantillonnage, les limites des procédures de redressement et celles du questionnement direct de la population (connaissance partielle ou approximative de ses propres pathologies, lecture trop rapide d’une longue carte de maladies proposée par les enquêteurs, désir de ne pas transmettre des informations trop personnelles…) peuvent constituer autant d’obstacles à la fiabilité d’une information. L’ensemble de ces facteurs peut expliquer les résultats en matière de déclaration de schizophrénie (environ 70 000 personnes d’après Handicap-Santé ménages) très inférieurs à la prévalence de 0,7 à 1% (soit 400 000 à 600 000 personnes) usuellement avancée par différentes sources (OMS, Inserm), la différence entre les deux estimations ne pouvant provenir exclusivement des personnes momentanément hospitalisées, emprisonnées ou vivant en institutions médico-sociales.

D’autres estimations des pathologies psychiatriques permises par l’enquête Handicap-Santé sont moins éloignées des prévalences usuellement avancées 11. S’intéresser à ces pathologies permet d’intégrer dans l’analyse des personnes qui auraient recouru aux items de dépression chronique ou d’anxiété chronique pour évoquer leurs troubles bipolaires ou troubles obsessionnels compulsifs (lesquels n’étaient pas directement proposés aux enquêtés), voire une schizophrénie ; ces situations ont été rencontrées au cours de l’enquête qualitative destinée à mieux connaître les critères de réponse adoptés par les enquêtés en matière de santé mentale et menée à la suite de l’enquête HS 12. Sous réserve de déclarations simultanées de déficiences, limitations d’activités ou restrictions de participation, cet élargissement du champ des pathologies est conforme au concept de handicap psychique. Toutefois, l’importance des effectifs concernés par les rubriques de déficiences psychiques (troubles anxieux et troubles de l’humeur notamment) laisse la place à une hypothèse selon laquelle les termes de « problèmes », « difficultés » ou « troubles », ne correspondent pas forcément à des « dysfonctionnements » importants ; ce qui constitue un autre frein majeur à une démarche d’identification du handicap psychique.

Les tentatives de quantification du handicap psychique rencontrent d’autres obstacles. L’un d’entre eux provient du caractère générique de la notion de handicap, couvrant simultanément les dimensions de la déficience, de la limitation d’activité, de la restriction de participation. Aucun critère ou aucune combinaison de critère ne permettant d’établir un seuil à partir duquel la situation d’une personne peut être considérée comme relevant du handicap, cette détermination est particulièrement complexe lorsque l’ampleur des altérations est variable selon les dimensions étudiées. Ces situations ne sont pas propres au champ du handicap psychique et conduisent souvent à considérer l’ampleur des déficiences ou des limitations d’activités de la vie quotidienne comme les meilleurs indicateurs du handicap, malgré le substrat théorique en termes de participation sociale ou d’interaction avec l’environnement. Dans le champ de la santé mentale, les déficiences et limitations d’activités sont souvent moins faciles à objectiver que dans le champ de la santé physique, notamment parce qu’elles sont assez fluctuantes dans le temps et fortement influencées par le contexte. L’enquête qualitative de 2012 mentionnée plus haut a ainsi montré que certaines personnes dont les troubles sont importants, mais qui vivent dans un environnement peu exigeant ou protecteur (emploi protégé, soutien familial important, environnement social informé et tolérant, etc.), signalent, en toute logique, un petit nombre de difficultés, ce qui est parfaitement conforme à la conceptualisation actuelle du handicap. Les considérer comme connaissant peu de répercussions de leurs troubles psychiques dans leur vie quotidienne et celle de leur famille conduirait à adopter, pour les troubles psychiques, une attitude différente de celle adoptée dans le domaine des difficultés physiques, dont les conséquences sont plus aisément identifiées indépendamment de l’environnement. Cette différence de traitement est d’autant plus gênante que la création d’un environnement adapté peut être, en soi, une contrainte lourde. Par ailleurs, l’absence apparente de limitations peut y résulter, plus que dans le champ de la santé physique, des lacunes d’un questionnaire qui ne saurait couvrir toutes les limitations et tous les facilitateurs environnementaux. Possiblement marginales dans les cas de déficiences stables et très marquées, ces situations sont moins rares pour les personnes moins atteintes, ne serait-ce qu’en raison de l’existence d’une solidarité familiale et publique. Ce type de situations, qui peut exercer une influence non négligeable sur les résultats quantitatifs, peut être considéré comme une limite de l’enquête. Il atteste également de l’utilité d’une enquête généraliste qui compense l’absence de précision éventuelle sur les aspects sanitaires par une richesse d’information sur la dimension sociale et environnementale.

Conclusion

La variété des questions incluses dans l’enquête Handicap-Santé, couvrant aussi bien la maladie que les différentes composantes du handicap permet, malgré les limites que nous venons de signaler, d’approcher une population concernée à des degrés divers par les troubles psychiques et d’analyser finement ses conditions de vie. La multiplicité des informations que cette enquête contient permettrait de raffiner les critères de délimitation et d’identifier une population se rapprochant de celle suggérée par les acteurs du champ. Il est possible par exemple d’identifier les personnes dont la pathologie est intervenue au début de l’âge adulte, celles qui n’ont pas de déficience intellectuelle, celles qui bénéficient d’une reconnaissance du handicap, etc. Néanmoins, à force de prédéterminer la population par une variété de critères contrebalançant le nombre élevé de déclarations en termes de maladies, déficiences et limitations d’activité, on finirait par limiter l’étude du handicap psychique à un dénombrement de personnes. A contrario, une utilisation des données qui ne vise pas à identifier le handicap psychique, mais plutôt à analyser finement la participation sociale des personnes ayant exprimé, en termes de maladies, déficiences ou limitation fonctionnelles, un trouble psychique ou ses effets, peut s’appuyer sur la diversité des informations personnelles et environnementales, actuelles et rétrospectives, que propose cette enquête. Cette voie, utilisée le plus souvent dans le domaine somatique, est tout aussi intéressante dans le domaine psychique et correspond mieux à la conceptualisation actuelle du handicap que la recherche effrénée d’un groupe clairement identifié de handicap psychique. Des travaux à venir sauront certainement tirer parti de la richesse et de la représentativité de cette enquête.

Remerciements

Tous nos remerciements à Seak-Hy Lo pour sa relecture attentive et amicale, à Frédérique Quidu et Raphaëlle Marie pour leurs conseils en matière de traitement des données.

Références

[1] Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé. Genève: Organisation Mondiale de la Santé; 2001. http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs352/fr/
[2] Le Livre blanc des partenaires de santé mentale, associations d'usagers de la psychiatrie, de soignants et de responsables du social dans la cité. 2006 http://www.unafam.org/IMG/pdf/LivreBlancSanteMentale-2.pdf
[3] Charzat M. Pour mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques et les moyens d'améliorer leur vie et celle de leurs proches. Paris : La Documentation Française; 2002. 134 p. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/024000350/index.shtml
[4] Cuenot M, Roussel P. De la difficulté de quantifier le handicap psychique : des classifications aux enquêtes. Revue Française des Affaires Sociales. 2009;(1-2):65-82.
[5] Barreyre JY, Makdessi Y. Handicap d’origine psychique et évaluation des situations. Volet 1 : recherche documentaire. Paris: Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie; 2007. 87 p. http://www.cnsa.fr/article.php3?id_article=446
[6] Chapireau F. Le handicap psychique : cloisonnement pour qui ? Partenariat pour qui ? Annales Médico-psychologiques. 2010;168(10):764-7.
[7] Henckes N. Les psychiatres et le handicap psychique, de l’après-guerre aux années 1980. Revue Française des Affaires Sociales. 2009;(1-2):25-40.
[8] DREES. Les enquêtes Handicap-Santé, 2008-2009. http://www.drees.sante.gouv.fr/les-enquetes-handicap-sante,4267.html
[9] Bouvier G. L’enquête Handicap-Santé. Présentation générale. Insee, Document de travail n°F1109, octobre 2011. http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=0&ref_id=F1109
[10] Velche D, Roussel P. La participation sociale des personnes présentant un handicap psychique : effet de rhétorique ou perspective nouvelle ? École des Hautes Études en Santé Publique ; 2011. 191 p. http://mssh.ehesp.fr/wp-content/uploads/2013/06/HandPsy_rapp_Velche_Roussel.pdf
[11] Sapinho D, Chan Chee C, Beck F. Prévalence de l’épisode dépressif majeur et co-morbidités. In : La dépression en France, enquête Anadep 2005. Saint-Denis: Inpes, 2009. pp. 35-55.
[12] Roussel P, Giordano G, Cuenot M. Approche qualitative du recueil des données de santé mentale dans l’enquête Handicap-Santé-Ménages (2008). IFRH/EHESP; 2012. 191 p. http://documentation.ehesp.fr/wp-content/uploads/2012/09/Rapport_final_PEQ_Roussel_et_al_Juil_2012.pdf

Citer cet article

Roussel P, Giordano G, Cuenot M. De la difficulté d’estimer le handicap psychique dans une enquête en population générale. L’exemple de l’enquête Handicap-Santé. Bull Epidémiol Hebd. 2014;(11):184-91.

(2) Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie. http://www.fnapsy.org
(3) Ainsi, le Livre blanc de la santé mentale évoque-t-il « principalement les schizophrénies et maniaco-dépressions », tandis que la présidente de la Fnapsy, interrogée par Velche et Roussel dans le cadre d’un travail qualitatif sur le handicap psychique 10, estime spontanément utile d’indiquer que le recours à l’exemple de la schizophrénie est trop fréquent et réducteur.
(4) Afin d’éviter tout arbitraire et pour tenir compte de la variété des situations individuelles, nous avons pris en compte ici l’intégralité des « déficiences » du domaine psychique proposé par le questionnaire, à l’exception du retard intellectuel.