Usage de substances psychoactives des chômeurs et des actifs occupés et facteurs associés : une analyse secondaire du Baromètre santé 2010

// Psychoactive substance use by unemployed and employed people and related factors: a secondary analysis of the2010 Health Barometer, France

Romain Guignard1 (romain.guignard@santepubliquefrance.fr), Viêt Nguyen-Thanh1, Raphaël Andler1, Jean-Baptiste Richard1, François Beck2,3, Pierre Arwidson1
1 Santé publique France, Saint-Maurice, France
2 Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), Saint-Denis, France
3 Sorbonne Universités, UPMC Université Paris 06, Inserm, Institut Pierre Louis d’Épidémiologie et de santé publique (IPLESP UMRS 1136), Équipe de recherche en épidémiologie sociale (ERES), Paris, France
Soumis le 15.01.2016 // Date of submission: 01.15.2016
Mots-clés : Tabac | Alcool | Cannabis | Chômeur | Catégorie socioprofessionnelle | Enquête en population générale
Keywords: Smoking | Alcohol | Cannabis | Unemployed people | Socio-professional category | General population survey

Résumé

Les consommations régulières ou problématiques de substances psychoactives sont plus fréquentes chez les demandeurs d’emploi que chez les actifs occupés. Afin d’identifier les populations auprès desquelles intervenir prioritairement et les leviers possibles, il est nécessaire de connaître les facteurs associés à ces usages. Cette étude a consisté en une analyse secondaire des données du Baromètre santé 2010, enquête nationale conduite auprès d’un large échantillon représentatif de la population française, concernant les usages du tabac, de l’alcool et du cannabis.

Les chômeurs dont le niveau de diplôme était inférieur au baccalauréat et, chez les hommes, les ouvriers, étaient les plus nombreux à fumer du tabac. Au sein des demandeurs d’emploi, la consommation d’alcool à risque apparaissait particulièrement importante parmi les plus jeunes et parmi les hommes de 45-54 ans. Alors que, pour les hommes, l’usage d’alcool à risque était plus fréquent parmi ceux n’ayant pas le baccalauréat, pour les femmes, ce sont les cadres et professions intellectuelles supérieures qui avaient les pratiques les plus risquées d’un point de vue sanitaire. L’usage régulier de cannabis, qui concernait principalement les plus jeunes, était associé à un faible niveau de diplôme et à la catégorie des ouvriers chez les hommes sans emploi. Les chômeurs ayant subi des violences et ceux en souffrance psychologique avaient des pratiques addictives plus marquées, sans que l’on ne puisse distinguer ce qui relevait d’un effet de contexte d’un lien de cause à effet.

Quelle que soit la nature du lien entre chômage et usage de substances psychoactives, la population des demandeurs d’emploi doit faire l’objet d’une offre préventive ciblée.

Abstract

The rates of regular or problematic use of psychoactive substances are higher among the unemployed than among the employed. In order to identify specific populations to target and possible levers in terms of prevention, it is necessary to monitor the factors associated with this use. This study is a secondary analysis of the 2010 Health Barometer, a national survey conducted among a broad representative sample of the French population, regarding the use of tobacco, alcohol and cannabis.

Unemployed people whose educational level is lower than high school and among men, manual workers, are the most likely to smoke tobacco. Among the unemployed, harmful alcohol consumption is particularly high among young people for both genders and among men aged 45-54. Although for men harmful alcohol use is more common among those who did not finish high school, for women executive and superior managers have the most risky health practices. Regular cannabis use, which mainly concerns young people, is associated with a low level of education and the fact of being an unemployed manual worker. Unemployed persons who have suffered from violence and those presenting psychological problems are more likely to have addictive behaviors, even if one cannot distinguish a causal relationship from a background effect.

Whatever the nature of the link between unemployment and the use of psychoactive substances, the population of the unemployed is clearly identifiable and reachable for preventive services.

Introduction

En France, le taux de chômage est en augmentation depuis 2008, en lien avec le ralentissement de l’activité économique qu’a connu le pays depuis cette date 1. Les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi représentaient ainsi, au premier trimestre 2016, environ 10% de la population active en France métropolitaine. Ce constat rend très importantes les études portant sur les demandeurs d’emploi, population cumulant plusieurs facteurs de vulnérabilité. Les études portant sur la santé des demandeurs d’emploi ont en effet mis en évidence des indicateurs de santé dégradés 2, notamment en ce qui concerne la santé mentale 3 et les usages de substances psychoactives 4. Par ailleurs, en France, une récente analyse a montré un lien entre taux de suicide et taux de chômage, en particulier chez les hommes en âge de travailler 5. Concernant les usages de substances psychoactives, le besoin d’études et d’interventions spécifiques est rappelé dans le cadre du Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017 6. Les consommations de tabac, d’alcool et de drogues illicites sont en effet des déterminants importants de la santé, responsables avérés du développement de maladies chroniques ou de la survenue d’accidents et de problèmes de santé ponctuels. Or, les données d’enquêtes en population générale, telles que le Baromètre santé de l’Inpes (1), ont montré que les consommations régulières ou problématiques de ces produits étaient plus élevées chez les demandeurs d’emploi que chez les actifs occupés 7. En 2014, la prévalence du tabagisme quotidien était ainsi bien plus élevée chez les demandeurs d’emploi (48,2%) que chez les actifs occupés (30,4%) 8. En 2010, les ivresses répétées dans l’année (au moins trois fois) touchaient 14,0% des chômeurs contre 8,2% des actifs occupés, et l’usage de cannabis dans l’année concernait 14,9% des chômeurs contre 6,7% des actifs occupés 7.

Afin de bâtir des stratégies d’interventions visant à réduire les inégalités de santé entre actifs occupés et demandeurs d’emploi, il est nécessaire de connaître les facteurs associés à ces consommations, permettant d’identifier à la fois les freins/leviers possibles et les populations auprès desquelles intervenir prioritairement. Les populations cibles peuvent notamment être appréhendées au regard de leurs caractéristiques sociodémographiques. Par ailleurs, le lien entre usages de substances psychoactives et violences subies a été démontré 9, de même que le lien avec une santé mentale dégradée 10. Ces contextes peuvent constituer des freins à la réduction des consommations sur lesquels il est possible d’agir.

Cet article vise à faire le point sur le lien entre usages de substances psychoactives et facteurs sociodémographiques, violences subies et détresse psychologique parmi les chômeurs et les actifs occupés, à partir d’une analyse secondaire des données du Baromètre santé 2010, enquête nationale conduite auprès d’un large échantillon représentatif de la population française.

Méthodes

Méthode d’enquête

Les Baromètres santé sont des sondages aléatoires à deux degrés (ménage puis individu), réalisés de manière répétée depuis 1992 à l’aide du système de Collecte assistée par téléphone et informatique (CATI), qui explorent les comportements et attitudes de santé des Français 11,12. Le terrain de l’enquête 2010, confié à l’institut Gfk-ISL, s’est déroulé du 22 octobre 2009 au 3 juillet 2010.

Pour faire face à l’abandon du téléphone filaire au profit du mobile par une partie de la population présentant des caractéristiques particulières en termes de comportements de santé 13,14, un échantillon de 2 944 individus issus de ménages joignables uniquement sur téléphone mobile a été interrogé en plus des 24 709 individus possédant une ligne fixe à leur domicile (dont 1 104 en dégroupage total, interrogés à partir de leur mobile). L’échantillon comprenait ainsi 27 653 individus âgés de 15 à 85 ans. Le taux de refus était, pour l’échantillon des mobiles comme pour celui des fixes, de l’ordre de 40%. La passation du questionnaire durait en moyenne 32 minutes. Les données ont été pondérées par l’inverse de la probabilité d’inclusion du répondant, déterminée à partir du nombre de lignes téléphoniques et du nombre d’individus éligibles dans le ménage. Elles ont ensuite été redressées sur la structure de la population issue de l’enquête emploi 2008 en termes de sexe, d’âge, de taille d’agglomération, de région, de niveau de diplôme et d’équipement téléphonique. La méthodologie détaillée de l’enquête, ainsi que le questionnaire, sont disponibles en ligne 15.

Variables

La situation professionnelle a été recueillie sur un mode déclaratif à partir d’une liste de modalités citées par l’enquêteur (actif travaillant actuellement, chômeur, retraité, étudiant, au foyer). Il n’était pas nécessaire d’être inscrit à Pôle emploi pour se déclarer « chômeur ».

Trois comportements d’usages ont été étudiés dans cette analyse. Le tabagisme régulier ou quotidien correspond au fait de déclarer fumer du tabac tous les jours ou à la déclaration d’une quantité de cigarettes, cigares, cigarillos ou pipes fumés par jour. La consommation d’alcool à risque a été déterminée à partir du score Audit 16, les individus avec un score supérieur ou égal à 7 chez les hommes et à 6 chez les femmes étant considérés comme consommateurs à risque. L’usage régulier de cannabis correspond à au moins 10 usages de cannabis au cours des 30 derniers jours.

Les variables sociodémographiques suivantes ont été recueillies : le sexe, l’âge, le niveau de diplôme le plus élevé (aucun, <Bac, Bac, >Bac), le niveau de revenu du foyer par unité de consommation (UC) et la catégorie socioprofessionnelle (PCS) de l’individu en cinq classes : agriculteurs exploitants, artisans, commerçants, chefs d’entreprise ; cadres et professions intellectuelles supérieures ; professions intermédiaires ; employés ; ouvriers. Pour la PCS, les retraités ont été recodés dans leur dernière profession et les agriculteurs exploitants ont été regroupés avec les artisans, commerçants et chefs d’entreprise car leur effectif était faible.

Les violences subies au cours des 12 derniers mois concernaient les coups reçus, les menaces verbales, les regards ou paroles méprisants ou humiliants et les vols ou tentatives de vols. Les violences sexuelles (attouchements, rapports forcés et tentatives d’attouchements ou de rapports forcés) ont été recueillies au cours de la vie. La détresse psychologique a été mesurée à partir du MH-5, une sous-échelle de l’échelle de qualité de vie SF-36 17 en cinq questions. Par convention, les répondants ayant un score strictement inférieur à 56 étaient considérés en état de détresse psychologique.

Analyses

L’analyse a été restreinte aux 16 586 chômeurs et actifs occupés âgés de 16 à 64 ans. Les prévalences d’usage de substances psychoactives ont été comparées dans les deux populations au moyen du test du Chi2 de Pearson, dans l’ensemble et par sexe. Les odds ratios associés à la situation de chômage provenaient de régressions logistiques ajustées sur le sexe, l’âge, le niveau de diplôme, le niveau de revenu par UC, la PCS de l’individu, les violences sexuelles subies au cours de la vie, les autres types de violences subies dans les 12 derniers mois et la détresse psychologique. Enfin, l’analyse des facteurs associés aux usages de substances psychoactives a été stratifiée selon la situation professionnelle et le sexe : les pourcentages ont été obtenus par analyses bivariées et les odds ratios par régressions logistiques multivariées incluant l’ensemble des variables précédemment décrites.

Résultats

Prévalence des usages de substances psychoactives

Quelle que soit la situation professionnelle, les prévalences des usages de substances psychoactives se sont révélées plus élevées parmi les hommes que parmi les femmes. D’autre part, les chômeurs se distinguaient des actifs occupés par des niveaux d’usage de substances psychoactives nettement supérieurs (tableau 1). Ainsi, en 2010, 51,1% d’entre eux déclaraient fumer quotidiennement (contre 33,5% des actifs occupés), 24,7% avaient une consommation d’alcool à risque (contre 15,2%) et 6,3% déclaraient une consommation régulière de cannabis (contre 1,7%). Le lien observé entre chômage et usage de substances psychoactives persistait après ajustement sur les caractéristiques sociodémographiques, les violences subies et la détresse psychologique. Il a été établi chez les hommes comme chez les femmes, sauf dans le cas de l’usage régulier de cannabis, qui s’est avéré non significatif chez les femmes après contrôle des effets de structure.

Tableau 1 : Prévalence des usages de substances psychoactives au cours des 12 derniers mois selon la situation professionnelle et le sexe. Odds-ratios associés à la situation de chômage, 16-64 ans, Baromètre santé 2010, France (N=16 586)
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Facteurs associés à l’usage de substances psychoactives

Tabagisme régulier

La prévalence du tabagisme régulier diminuait avec l’âge quels que soient le sexe et la situation professionnelle, mais de manière plus tardive parmi les chômeurs. Un niveau de diplôme plus élevé apparaît comme un facteur protecteur du tabagisme, alors qu’aucun lien n’était observé avec le revenu par UC. Les hommes ouvriers (chômeurs et actifs occupés) étaient plus souvent fumeurs, ce qui n’était pas le cas parmi les femmes après ajustement sur les autres variables. Le fait d’avoir subi des violences et la détresse psychologique étaient globalement associés au tabagisme, de manière plus ou moins nette selon le sexe ou la situation professionnelle (tableau 2).

Tableau 2 : Facteurs associés au tabagisme régulier parmi les chômeurs et les actifs occupés de 16-64 ans, par sexe : prévalence par catégorie et odds ratios ajustés issus de régressions logistiques, Baromètre santé 2010, France
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Consommation d’alcool à risque

La consommation d’alcool à risque diminuait globalement dès l’âge de 26 ans, la seule exception étant parmi les hommes chômeurs pour qui la prévalence était maximale chez ceux âgés de 45 à 54 ans (43,3%). Toujours parmi les hommes chômeurs, la consommation d’alcool à risque était associée à un plus faible niveau de diplôme, alors que ce n’était pas le cas des autres populations. Quelle que soit la situation professionnelle, les femmes cadres et de professions intellectuelles supérieures avaient plus fréquemment une consommation d’alcool à risque, alors que ce n’était pas le cas parmi les hommes. Comme pour le tabagisme, le fait d’avoir subi des violences et la détresse psychologique étaient globalement associés à la consommation d’alcool à risque chronique (tableau 3).

Tableau 3 : Facteurs associés à la consommation d’alcool à risque parmi les chômeurs et les actifs occupés de 16-64 ans, par sexe : prévalence par catégorie et odds ratios ajustés issus de régressions logistiques, Baromètre santé 2010, France
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Consommation régulière de cannabis

Quelle que soit la situation professionnelle, la consommation régulière de cannabis était beaucoup plus fréquente chez les moins de 35 ans pour les hommes et chez les moins de 26 ans pour les femmes (tableau 4). Parmi les femmes, le niveau de diplôme n’était pas significativement lié à l’usage régulier de cannabis, alors qu’un diplôme élevé était un facteur protecteur chez les hommes, qu’ils soient chômeurs ou actifs occupés. En ce qui concerne la PCS, les hommes ouvriers au chômage et les hommes actifs occupés de professions intermédiaires avaient une probabilité plus forte de consommer régulièrement du cannabis après contrôle des effets de structure. On retrouve globalement un lien entre violences subies, détresse psychologique et usage régulier de cannabis.

Tableau 4 : Facteurs associés à la consommation régulière de cannabis parmi les chômeurs et les actifs occupés de 16-64 ans, par sexe : prévalence par catégorie et odds-ratios ajustés issus de régressions logistiques, Baromètre santé 2010, France
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Discussion

Cette étude a reposé sur un large échantillon représentatif de la population française permettant d’analyser des sous-groupes de populations de manière fine et des comportements assez rares en population générale comme l’usage régulier de cannabis. Le taux de réponse a été de l’ordre de 50% 15, taux comparable à celui observé dans l’enquête américaine Behavioral Risk Factor Surveillance System Survey (BRFSS) 18. L’analyse des facteurs associés aux usages de substances psychoactives a été stratifiée selon le sexe dans une logique descriptive. En effet, même si le lien entre usages à risque et chômage est avéré chez les hommes comme chez les femmes, il a été démontré que les facteurs sociaux associés à ces usages pouvaient être différents selon le genre. Ainsi, pour les usages d’alcool et de cannabis notamment, les écarts entre les hommes et les femmes diminuaient avec l’élévation du milieu social 19,20.

La principale limite de cette étude réside dans le fait qu’il n’est pas possible d’établir de lien de cause à effet à partir d’une analyse transversale de ce type. Par ailleurs, un biais de déclaration est possible, pouvant notamment conduire à une sous-déclaration de certains comportements, ce qui a été démontré pour la consommation d’alcool par exemple 21. De manière secondaire, les agriculteurs exploitants ont dû être regroupés avec les artisans, commerçants et chefs d’entreprise dans le codage de la PCS en raison d’effectifs insuffisants, alors que ces deux groupes ne sont pas nécessairement homogènes face à l’usage de substances psychoactives.

Même si les liens entre addictions et travail sont loin d’être univoques, certaines situations professionnelles pouvant favoriser les usages de substances psychoactives, ces analyses secondaires des données du Baromètre santé 2010 de l’Inpes montrent que la situation de chômage est très significativement associée à des déclarations d’usages réguliers ou à risque. Concernant le tabagisme, de tels écarts existaient déjà il y a une dizaine d’années : en 2005, 44,0% des chômeurs déclaraient fumer régulièrement contre 31,3% des actifs occupés. Depuis 2000, la tendance est à un accroissement des inégalités 7. En 2005, on observait également un écart important pour l’usage régulier de cannabis (5,7% des chômeurs contre 2,1% des actifs occupés) 12. Concernant la consommation d’alcool à risque, la différence entre chômeurs et actifs occupés est plus récente puisqu’en 2005, 9,8% des chômeurs et 8,4% des actifs occupés avaient un usage à risque chronique d’après l’Audit-C (2) 12,22.

Le lien entre chômage et usage de substances psychoactives correspond à plusieurs situations non exclusives les unes des autres bien décrites par Schmitz 23 : 1) la situation de chômage peut être à l’origine d’une augmentation des usages de substances psychoactives dans un but de gestion du stress et de l’humeur, ce motif étant en partie une construction des milieux populaires 24 2) les usages de substances psychoactives peuvent parfois rendre plus difficile la recherche d’un emploi ou favoriser la perte d’emploi, soit par la modification des comportements qu’ils engendrent, pour l’alcool ou le cannabis notamment, soit en lien avec la survenue de maladies (effet de sélection), 3) les populations les plus susceptibles de consommer des substances psychoactives pourraient être également les plus susceptibles de rencontrer la situation de chômage en lien avec des facteurs tiers, tels que la préférence pour le présent ou une difficulté à se projeter dans l’avenir (la faible propension à considérer les conséquences à long terme de ses comportements actuels) 25,26, certaines formes de déni du risque au moins démontrées concernant le tabagisme 27,28 ou, plus directement, le fait d’avoir été victime de violences. Certains travaux portant sur le lien entre chômage et état de santé ont démontré un lien de cause à effet entre perte d’emploi et mortalité (par exemple aux États-Unis 29), alors que d’autres montrent qu’une dégradation de l’état de santé peut conduire au chômage (par exemple en Allemagne 23), le système de protection sociale pouvant atténuer les conséquences de la perte d’emploi dans certains cas.

L’analyse des facteurs associés aux usages de substances psychoactives chez les chômeurs permet d’identifier les populations cibles sur lesquelles intervenir dans une optique de réduction ou d’arrêt des consommations, en utilisant des dispositifs adaptés. Ainsi, concernant le tabac, il s’agit des chômeurs de tout âge dont le niveau de diplôme est inférieur au baccalauréat ainsi que, chez les hommes, des ouvriers. Parmi les demandeurs d’emploi, la consommation d’alcool à risque apparaît particulièrement importante chez les plus jeunes et chez les hommes de 45-54 ans. Alors que, pour les hommes, l’usage à risque est plus fréquent parmi ceux n’ayant pas le baccalauréat, pour les femmes, ce sont les cadres et professions intellectuelles supérieures qui ont les pratiques les plus risquées d’un point de vue sanitaire. L’usage régulier de cannabis, qui concerne principalement les plus jeunes, est associé à un faible niveau de diplôme et à la catégorie des ouvriers chez les hommes, alors que chez les femmes aucun critère sociodémographique ne ressort particulièrement. Enfin, en termes de frein à l’adoption de comportements favorables à leur santé, on note que les chômeurs ayant subi des violences et ceux en souffrance psychologique ont des pratiques addictives plus marquées, sans que l’on puisse distinguer ce qui relève d’un effet de contexte ou d’une relation causale.

L’analyse des facteurs associés chez les actifs occupés laisse apparaître quelques différences. Pour cette population, le tabagisme régulier est davantage concentré chez les plus jeunes. La consommation d’alcool à risque n’est pas associée au niveau de diplôme parmi les actifs occupés, contrairement à ce qui est observé chez les hommes au chômage. Alors que les ouvriers au chômage sont nettement plus nombreux à consommer du cannabis de manière régulière, ce n’est pas le cas parmi ceux qui ont un emploi, toutes choses égales par ailleurs.

Pour conclure, les résultats de cette étude montrent d’abord que la situation d’emploi est un facteur protecteur des situations d’usage à risque ou de dépendance. Afin de réduire ces inégalités, il pourrait être envisagé de construire des interventions de prévention bénéficiant spécifiquement aux demandeurs d’emploi et tenant compte des difficultés de cette population surexposée aux pratiques addictives, par exemple grâce à un partenariat avec Pôle emploi. Intégrées dans un dispositif global de prévention des addictions bénéficiant à tous, ces dispositions spécifiques pourraient s’inscrire dans une logique d’universalisme proportionné 30. Quelle que soit la nature du lien entre chômage et usage de substances psychoactives, la population des demandeurs d’emploi est en effet identifiable et accessible pour une offre préventive.

Concernant plus spécifiquement le tabagisme, qui constitue actuellement la principale cause de mortalité évitable en France, les populations socialement défavorisées, si elles consomment plus, désirent autant que les autres s’arrêter. En revanche elles ont plus de mal à y parvenir 31 : il faut donc leur proposer des aides complémentaires. Pour cela, l’étape suivante est l’identification de stratégies adaptées, acceptables et efficaces auprès de cette cible. Une revue de littérature est en cours à Santé publique France pour identifier les interventions les plus efficaces auprès des fumeurs défavorisés. Au vu des caractéristiques socioéconomiques des chômeurs et des facteurs psychologiques associés à l’usage de tabac dans cette population, une aide financière plus importante pour l’accès à l’aide au sevrage ou un soutien psychologique renforcé pourraient constituer des leviers favorisant l’arrêt du tabac des demandeurs d’emploi.

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Citer cet article

Guignard R, Nguyen-Thanh V, Andler R, Richard JB, Beck F, Arwidson P. Usage de substances psychoactives des chômeurs et des actifs occupés et facteurs associés : une analyse secondaire du Baromètre santé 2010. Bull Epidémiol Hebd. 2016;(16-17):304-12. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/16-17/2016_16-17_6.html

(1) Devenu Santé publique France depuis mai 2016.
(2) L’Audit complet n’a été posé qu’en 2010.