Tendances de long terme des consommations de tabac et d’alcool en France, au prisme du genre et des inégalités sociales

// Long-term trends in tobacco and alcohol consumption in France through the lens of gender and social inequalities

Jean-Baptiste Richard1 (jean-baptiste.richard@inpes.sante.fr), François Beck2,3
1 Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), Saint-Denis, France
2 Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), Saint-Denis, France
3 Sorbonne Universités, UPMC Université Paris 06, Inserm, Institut Pierre Louis d’Épidémiologie et de santé publique (IPLESP UMRS 1136), Paris, France
Soumis le 13.10.2015 // Date of submission: 10.13.2015
Mots-clés : Tabac | Alcool | Genre | Enquête transversale répétée | Inégalités sociales
Keywords: Smoking | Alcohol | Gender | Repeated cross-sectional survey | Social inequalities

Résumé

Introduction –

Le tabac et l’alcool sont responsables respectivement de 10% et 8% des décès par maladie cardiovasculaire. L’objectif est de présenter les tendances de long terme de ces consommations en France, au prisme du genre et des inégalités sociales.

Matériel-méthodes –

Les Baromètres santé de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) permettent de suivre les principaux comportements de santé de la population depuis le début des années 1990. Cette étude porte sur la population âgée de 18 à 75 ans interrogée dans les différentes vagues de cette enquête, menées en 1992 (n=2 099), 1995 (n=1 993), 2000 (n=12 588), 2005 (n=28 226), 2010 (n=25 034) et 2014 (n=15 186).

Résultats –

Parmi les hommes, le tabagisme quotidien est passé de 41% en 1992 à 33% en 2014. Un quart des femmes fumaient quotidiennement en 2014, proportion globalement stable depuis 20 ans, mais en baisse parmi les jeunes et en hausse parmi celles de plus de 50 ans. La consommation quotidienne d’alcool a connu une baisse régulière depuis 1992, quel que soit le sexe. Depuis 2005, la part d’adultes associant consommation quotidienne de tabac et consommation régulière d’alcool est de 3,5%. Selon le genre, les facteurs socioéconomiques associés au tabagisme apparaissent similaires, avec toutefois des effets générationnels très sensibles chez les femmes. Ils sont en majeure partie inversés entre hommes et femmes pour la consommation régulière d’alcool.

Discussion-conclusion –

Pour les individus connaissant les situations socioéconomiques les plus favorisées, les consommations quotidiennes de tabac et régulière d’alcool se rapprochent entre hommes et femmes, avec globalement une diminution pour les hommes et une augmentation pour les femmes. Les évolutions des consommations de tabac et d’alcool vont dans le sens d’une diminution, mais ces consommations demeurent toutefois à des niveaux élevés, rappelant que les mesures de santé publique peinent à porter leurs fruits face à une stratégie marketing des industriels très offensive. Il apparaît essentiel de poursuivre les efforts pour réduire l’adoption des comportements à risque cardiovasculaire.

Abstract

Introduction –

Tobacco and alcohol use cause 10% and 8% of all deaths from cardiovascular diseases, respectively. The aim of this article is to present long-term trends in tobacco and alcohol consumption, through the lens of gender and social inequalities.

Material and methods –

To measure the main attitudes of the French population with regards to health behaviours, the National Institute for Prevention and Health Education has conducted a series of surveys since the 1990s called Health Barometers. This analysis relies on data from the different rounds of this survey, namely 1992 (n=2,099), 1995 (n=1,993), 2000 (n=12,588), 2005 (n=28,226), 2010 (n=25,034) and 2014 (n=15,186). It is restricted to people aged 18 to 75 years.

Results –

Among men, daily smoking prevalence has decreased from 41% in 1992 to 33% in 2014. In 2014, one quarter of women were daily smokers. This rate has remained roughly stable over the last twenty years, but has been decreasing among younger women and increasing among those aged 50 years old and over. Daily alcohol use has been regularly decreasing since 1992, regardless of gender. The proportion of adults combining daily smoking and regular drinking has remained stable over the last decade and concerns 3.5% of the population. Socio-economic factors associated with tobacco use are similar for both sexes with very sensitive generational effects in women. Those associated with regular drinking are predominantly reversed between genders.

Discussion-conclusion –

For individuals whose socioeconomic status is more favorable, daily consumption of tobacco and regular consumption of alcohol are close between men and women, with a decrease for men and an increase for women. Trends in tobacco and alcohol consumption are in line with a decrease, but this consumption remains at high levels, indicating that public health measures can barely succeed face to very aggressive marketing strategies from these industries. It is essential to pursue the efforts aiming at reducing behaviors exposing to cardiovascular risks.

Introduction

Les maladies cardiovasculaires (MCV) sont la première cause de mortalité dans le monde 1. En France, elles représentaient 25,3% des décès en 2012, soit la deuxième cause de décès de la population française derrière les cancers, et la première cause pour les femmes (27,3%) 2. Parmi les principaux facteurs de risque cardiovasculaire figurent le diabète, l’hypertension artérielle et le taux de lipides sériques, eux-mêmes favorisés par différents comportements : consommation de tabac, mauvaise alimentation, sédentarité, consommation trop élevée d’alcool. Le tabagisme est ainsi un facteur de risque majeur, proportionnel à la consommation, et qui serait responsable de 10% des décès par MCV 3. Le risque lié à la consommation d’alcool semble plus complexe, dépendant des pathologies et de différents facteurs tels que l’âge, le sexe ou le mode de consommation. Les effets délétères apparaitraient notamment pour des consommations dépassant 20 grammes d’alcool par jour, ou lorsque qu’une consommation plus faible est associée à des épisodes d’alcoolisations ponctuelles importantes 4,5. L’alcool serait, de ce fait, globalement responsable de 8% des décès par MCV 6. Par ailleurs, les consommations de tabac et d’alcool sont associées de manière dose-dépendante à la survenue de certains cancers. Elles sont ainsi les deux premières causes de mortalité évitable en France. La prévention de ces comportements représente un enjeu de santé publique majeur, rappelé dans le Plan Cancer 2014-2019, le Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017 et le Programme national de réduction du tabagisme 2014-2019.

Le suivi de l’évolution de ces pratiques est rendu possible par la répétition d’enquêtes déclaratives transversales en population générale adulte ou adolescente. Reposant sur des méthodologies robustes, ces dernières permettent en effet une description quantitative des comportements et de leurs déterminants, et notamment de suivre les usages de tabac et d’alcool selon le genre, les facteurs sociodémographiques associés et les évolutions de ces usages. Le décalage de plusieurs décennies de l’entrée dans le tabagisme des femmes, observé aujourd’hui dans les statistiques de mortalité par cancer du poumon 7, a par exemple été mis en évidence 8. De même, le rapprochement des pratiques d’alcoolisation entre hommes et femmes de certaines catégories sociales ou de certaines tranches d’âge a été souligné dans des études récentes, en France comme à l’international : ces différences de comportements seraient désormais moins marquées dans les milieux favorisés que dans les milieux populaires, ainsi que parmi les plus jeunes 9.

L’objectif de cette étude est de présenter les tendances de long terme observées sur les consommations de tabac et d’alcool à partir des enquêtes Baromètre santé de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes). Une importance particulière sera accordée aux différences de genre, ainsi qu’à l’étude des facteurs associés à la consommation simultanée d’alcool et de tabac, pratique cumulant des facteurs de risque pour les pathologies cardiovasculaires et les cancers.

Méthode

Sources de données : les « Baromètres santé »

Les Baromètres santé ont été créés au début des années 1990 afin de suivre les principaux comportements, attitudes et perceptions liés aux prises de risques et à l’état de santé de la population : consommations de tabac, d’alcool, de cannabis et d’autres drogues, pratiques vaccinales, comportements sexuels, dépistage des cancers, pratique d’une activité physique, nutrition, qualité de vie, sommeil, accidents, douleur, consommation de soins, santé mentale... Ces enquêtes reposent sur un sondage aléatoire à deux degrés, réalisé par téléphone auprès de la population résidant en France métropolitaine et parlant le français. La base de sondage était composée en 2014 de numéros de téléphone générés aléatoirement sur téléphone fixe et mobile. Une fois le numéro de téléphone contacté, une personne était sélectionnée au hasard au sein des personnes éligibles utilisant ce numéro. Une description détaillée de la méthode est disponible par ailleurs 10.

Le questionnaire a évolué au fil des vagues, mais un tronc commun a pu être conservé soit depuis 1992, soit dans les vagues d’enquêtes plus récentes. Le recueil de la consommation quotidienne de tabac et d’alcool, ainsi que de la survenue d’ivresse au cours des douze mois précédant l’enquête, est par exemple réalisé depuis 1992. La consommation d’alcool plusieurs fois par semaine peut être suivie depuis 2000 et, depuis 2005, il est également possible d’estimer un nombre moyen de verres d’alcool consommés par semaine.

Les analyses menées dans cette étude portent sur la population âgée de 18 à 75 ans, tranche d’âge commune à l’ensemble des enquêtes, interrogée en 1992 (n=2 099), 1995 (n=1 993), 2000 (n=12 588), 2005 (n=28 226), 2010 (n=25 034) et 2014 (n=15 186). Par ailleurs, afin de disposer d’un historique des consommations de tabac de la population française, nous présenterons dans cette étude les résultats des enquêtes décennales sur la santé et les soins médicaux menées par l’Insee en 1980 et 1991 11.

Variables utilisées

Les variables étudiées dans cette analyse sont les suivantes : consommation quotidienne de tabac, consommation quotidienne d’alcool, consommation plusieurs fois par semaine d’alcool, déclinée selon le type d’alcool (vin, bière, alcools forts tels que vodka, pastis, whisky ou cocktail à base d’alcools forts, autres types d’alcool tels que cidre, porto, champagne...). Une consommation régulière d’alcool correspond ici à une consommation d’au moins 14 verres par semaine pour les femmes et d’au moins 21 verres par semaine pour les hommes, estimée à partir de la fréquence de consommation d’alcool et du nombre de verres déclarés être bus le plus souvent un jour de consommation. La recherche des facteurs associés aux consommations de tabac et d’alcool inclut la catégorie socioprofessionnelle en quatre classes (artisans, commerçants, chefs d’entreprise / cadres et professions intellectuelles supérieures / ouvriers / autres) : ce regroupement permet de distinguer les métiers traditionnellement plus masculins (60% d’hommes parmi les artisans, commerçants, chefs d’entreprise et parmi les cadres, 70% parmi les ouvriers). Les variables binaires suivantes ont également été utilisées : niveau de diplôme inférieur au baccalauréat, premier quintile de revenus par unité de consommation, situation de chômage, vivre seul.

Analyses statistiques

Les données ont été pondérées pour tenir compte de la probabilité d’inclusion des enquêtés (nombre d’individus éligibles, nombre de lignes téléphoniques) et calées sur les données de l’Enquête Emploi 2012 concernant les variables suivantes : sexe croisé par âge, région de résidence, taille d’agglomération, niveau de diplôme et le fait de vivre seul ou non. Les analyses multivariées ont été menées à l’aide de régressions logistiques, construites pour identifier les facteurs associés à la consommation de tabac et d’alcool. Afin de disposer d’effectifs suffisants, l’étude des facteurs associés à une consommation conjuguant tabagisme quotidien et alcool régulier a été menée sur une base regroupant les vagues d’enquête 2010 et 2014, dans la mesure où une stabilité de cet usage avait été observée entre ces deux périodes. Étant donné l’importance de l’effet générationnel observé chez les femmes ( interaction qualitative) pour les consommations de tabac et d’alcool, les modèles ont de plus été conduits séparément dans deux groupes d’âge (parmi les 18-45 ans et les 46-75 ans). Les résultats de ces modèles ne sont présentés que pour les variables dont les interactions avec l’âge étaient significatives. Les effectifs présentés sont les effectifs bruts, les pourcentages sont issus des données pondérées. Les odds ratios sont présentés avec leurs intervalles de confiance à 95%. Les analyses statistiques ont été menées avec le logiciel R 3.1.2.

Résultats

Évolutions des consommations quotidiennes

Parmi la population adulte masculine, la consommation quotidienne de tabac a diminué de 41% en 1992 à 32% en 2005, pour se stabiliser à ce niveau depuis (33% en 2014). Chez les femmes, la prévalence tabagique apparaît globalement stable depuis 20 ans, toujours comprise entre 23% et 27% de la population. Elle concerne un quart des femmes âgées de 18 à 75 ans en 2014. Parmi les fumeurs quotidiens, le nombre moyen de cigarettes fumées est passé de 13,1 en 1992 à 15,3 en 2005 pour redescendre à 13,5 en 2014. La consommation quotidienne d’alcool poursuit quant à elle une baisse régulière depuis 1992 : elle concernait 36% des hommes et 12% des femmes en 1992, 14% des hommes et 5% des femmes en 2014 (figure 1).

Figure 1 : Évolutions des consommations quotidiennes de tabac et d’alcool parmi les 18-75 ans selon le sexe en France, 1992-2014
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Tabagisme : vers la fin de l’effet génération des fumeuses

Les évolutions de long terme de la prévalence tabagique selon le sexe mettent clairement en évidence deux dynamiques très différentes entre hommes et femmes (figure 2) : pour les hommes, on assiste globalement, depuis les années 1980, à une diminution de la part de fumeurs quotidiens apparaissant indépendante de l’âge comme des générations. En revanche, parmi les femmes, la première génération de fumeuses, née entre 1950 et 1960, est facilement identifiable dans ce suivi de long terme : un tiers d’entre elles fumaient en 1980, lorsqu’elles étaient âgées de 20 à 29 ans, 32% en 1991, 30% en 2000, et 25% en 2014. La génération précédente, née dans les années 1940, comportait moitié moins de fumeuses (20% en 1980), tandis que les générations suivantes, nées de 1960 à 1980, ont vu continuer de se diffuser l’usage du tabac (près de 40% de fumeuses entre 20 et 29 ans). Toutefois, les derniers résultats, obtenus en 2014, indiquent une diminution de la prévalence tabagique parmi les plus jeunes. Ainsi, la stabilité de cette prévalence mesurée parmi l’ensemble des femmes adultes depuis les années 2000 masque deux phénomènes inverses : diminution de la consommation de tabac entre 20 et 40 ans, augmentation après 50 ans, cette dernière correspondant à l’avancée en âge des générations nées à partir des années 1950.

Figure 2 : Tabagisme quotidien par âge et sexe, France, 1980-2014
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La structure démographique des fumeuses se rapproche progressivement de celle des hommes : l’âge moyen est ainsi passé de 33 ans en 1992 à 41 ans en 2014 parmi les femmes, pendant que celui des hommes évoluait de 38 ans à 40 ans sur la même période. Le taux d’arrêt du tabagisme au sein de la population, défini par la proportion d’ex-fumeurs quotidiens parmi les fumeurs et ex-fumeurs quotidiens (sans prise en compte de la date d’arrêt), atteint également des niveaux similaires en 2014 : 45% des hommes et 43% des femmes ; ces proportions étaient respectivement de 42% et 30% en 1992 (tableau 1).

Tableau 1 : Tabagisme quotidien, âge moyen des fumeurs quotidiens et taux d’arrêt selon le sexe en France, 1992-2014
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Alcool : des changements dans les modes de consommation

L’évolution de la consommation d’alcool, appréciée à travers la fréquence de consommation ou la survenue d’épisodes d’ivresses (tableau 2), est caractérisée, tant parmi les hommes que parmi les femmes, par une forte baisse de la consommation quotidienne. En revanche, la part des personnes consommant de l’alcool plusieurs fois par semaine apparaît stable depuis 2005, après une diminution observée entre 2000 et 2005, parmi l’ensemble de la population adulte. Par type d’alcool, seule la fréquence de consommation de vin a évolué à la baisse. Ce dernier demeure la boisson alcoolique la plus consommée par les Français : un tiers des hommes et 16% des femmes boivent du vin plusieurs fois par semaine. Par ailleurs, les ivresses répétées (au moins trois dans l’année) concernent une part grandissante de la population. En dix ans, la part d’hommes déclarant de tels épisodes est passée de 9,0% à 13,5%, cette part allant de 1,7% à 5,0% parmi les femmes.

Tableau 2 : Indicateurs de consommations d’alcool (en %) selon le sexe parmi les 18-75 ans, France, 2000-2014
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Tabagisme quotidien associé à une consommation régulière d’alcool

Niveaux d’usages

En 2014, le tabagisme quotidien concernait 28,6% de la population âgée de 18 à 75 ans (32,9% des hommes, 24,6% des femmes) et la consommation régulière d’alcool 7,0% (9,8% des hommes, 4,4% des femmes). Au final, 3,5% de la population adulte sont concernés par une consommation quotidienne de tabac associée à une consommation régulière d’alcool : 5,2% des hommes et 1,9% des femmes. Ces proportions se révèlent stables depuis une décennie (3,5% en 2005, 3,6% en 2010).

Facteurs associés

Parmi les hommes, les ouvriers, à l’inverse des cadres, sont plus souvent concernés par le tabagisme quotidien et par l’association d’une consommation régulière d’alcool et quotidienne de tabac. Un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat, de faibles ressources financières, une situation de chômage ou le fait de vivre seul sont positivement associés à l’ensemble de ces pratiques ; ces liens sont particulièrement prononcés parmi les 18-45 ans, à l’exception des faibles revenus qui ne sont associés au tabagisme quotidien que parmi les 46-75 ans (tableau 3a). Concernant les femmes, les facteurs associés apparaissent identiques à ceux observés parmi les hommes concernant la consommation de tabac, mais en grande partie inversés pour ce qui est de la consommation régulière d’alcool. L’association de ces deux pratiques apparaît quant à elle liée au statut de cadre d’une part et d’artisans, commerçants, chefs d’entreprise d’autre part, et sans lien significatif avec le niveau de diplôme, le niveau de revenus ou le fait de vivre seul. Cependant, on observe chez les femmes un effet générationnel marqué : l’analyse des associations selon l’âge indique qu’un faible niveau de diplôme, protecteur des consommations parmi les femmes de plus de 45 ans, est au contraire associé au tabagisme de celles de moins de 45 ans. De même, contrairement à leurs aînées, les femmes de moins 45 ans vivant seules sont plus à risque de consommation, se rapprochant ainsi de leurs homologues masculins. Enfin, la situation de chômage est corrélée, de même que pour les hommes, aux consommations de tabac et d’alcool (tableau 3b).

Tableaux 3a et 3b : Facteurs associés à la consommation quotidienne de tabac, à la consommation régulière d’alcool (14 verres hebdomadaires pour les femmes ; 21 verres pour les hommes) et à l’association des deux selon le sexe, France, 2010-2014
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Discussion

Si elle n’occupe plus, comme cela a longtemps été le cas, la tête du classement européen, la France demeure néanmoins dans le groupe des pays les plus consommateurs d’alcool 12. Les ventes annuelles d’alcool pur en France diminuent régulièrement depuis plus de 50 ans, cette baisse étant presque entièrement attribuable à la diminution de la consommation des vins de consommation courante 13. Les résultats des enquêtes Baromètre santé confirment cette évolution, puisque la part des 18-75 ans consommant quotidiennement de l’alcool est passée de 24% en 1992 à 9% en 2014. En revanche, cette baisse s’accompagne d’une restructuration des manières de boire, avec une hausse des alcoolisations ponctuelles importantes et des épisodes d’ivresses : ce constat rejoint des observations effectuées à l’adolescence et parmi les jeunes adultes, en France comme dans une majorité de pays européens 14,15,16. Par ailleurs, ces résultats rappellent l’absence de diminution du tabagisme quotidien depuis environ dix ans parmi les hommes, vingt ans parmi les femmes, et ceci malgré la mise en place de nombreuses mesures législatives et réglementaires pour renforcer la lutte contre la consommation de tabac : loi Evin en 1991, interdiction de fumer dans les lieux publics, hausses de prix… L’effet génération observé pour le tabagisme féminin confirme un décalage dans le temps par rapport au tabagisme masculin, en lien avec une période d’émancipation féminine dont l’entrée dans le tabagisme, jusqu’alors stigmatisé, fut accompagnée par les stratégies marketing de l’industrie du tabac développant des produits ciblant spécifiquement chaque sexe 17.

L’association d’une consommation régulière d’alcool et quotidienne de tabac concerne 3,5% de la population adulte. Les résultats soulignent des niveaux de consommation plus élevés parmi les hommes présentant des caractéristiques sociales défavorables. Parmi les femmes, les contrastes apparaissent moins nets, le seul facteur de risque identifié étant de connaître une situation de chômage. Toutefois, un faible niveau de diplôme ou le fait de vivre seule se révèlent également associés aux consommations chez les plus jeunes (18 à 45 ans). Au sein des catégories socioprofessionnelles les plus favorisées, les consommations associant tabac quotidien et alcool régulier se rapprochent entre hommes et femmes, se traduisant globalement par une diminution pour les hommes et une augmentation pour les femmes, rejoignant ainsi des résultats observés sur la seule consommation d’alcool 9. Ce résultat ne s’observe pas chez les ouvriers. Il semble ainsi que le relatif alignement du comportement des femmes sur celui des hommes corresponde à une élévation de la catégorie sociale. Des données internationales suggèrent que ces observations ne sont pas propres à la France 18.

Les pratiques associant consommations régulières d’alcool et de tabac sont un élément péjoratif pour l’arrêt des consommations et cumulent les risques de survenue de cancer et de maladies cardiovasculaires même si, pour ces dernières, il n’est pas clairement démontré que le risque soit plus élevé que les risques associés à chaque consommation considérée indépendamment 19. La hausse des consommations ponctuelles d’alcool mérite également d’être surveillée, d’une part par les risques qu’elle présente lorsqu’elle accompagne une consommation plus régulière 5, d’autre part parce que la répétition de tels épisodes, notamment à l’adolescence, est susceptible d’entraîner des conséquences neurologiques graves 20.

Dans ce contexte, il apparaît essentiel de poursuivre les efforts de prévention pour réduire l’adoption des comportements à risque cardiovasculaire et de limiter les actions publicitaires des industriels du tabac et de l’alcool, compte tenu du lien établi entre l’exposition à la publicité et l’initiation ou l’augmentation des consommations 20. Un des leviers consiste à repérer au plus tôt les usages précoces et réguliers et à promouvoir une prise en charge adaptée, notamment par le biais des médecins généralistes, des médecins du travail et des consultations jeunes consommateurs. Les approches de type repérage précoce et intervention brève, s’inspirant de l’entretien motivationnel, sont considérées comme particulièrement coût-efficaces 21. Une information brève émanant du gynécologue ou du généraliste en direction des jeunes femmes envisageant une grossesse, dans le cadre de consultations pré-conceptionnelles par exemple, ou déjà enceintes, serait aussi certainement utile. Dans la mesure où une proportion importante des grossesses n’est pas prévue, la cible des femmes en âge de procréer semble prioritaire.

Le suivi de ces comportements de santé s’avère crucial dans l’analyse de l’évolution du risque cardiovasculaire ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques engagées pour y faire face. Il est en partie réalisé par la répétition de ces enquêtes transversales, et pourrait être complété par le suivi d’autres indicateurs. Par exemple, aux États-Unis, une métrique a récemment été proposée pour suivre l’« état de santé cardiovasculaire ». Un tel outil, reposant sur la mesure de sept facteurs de risque, tabagisme, inactivité physique, obésité, mauvaise alimentation, taux de lipides sériques, hypertension artérielle et diabète 22, permettrait d’étoffer utilement le dispositif de surveillance épidémiologique français.

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Citer cet article

Richard JB, Beck F. Tendances de long terme des consommations de tabac et d’alcool en France, au prisme du genre et des inégalités sociales. Bull Epidémiol Hebd. 2016;(7-8):126-33. http://www.invs.sante.fr/beh/2016/7-8/2016_7-8_4.html