Fragilité et multimorbidité : peut-on utiliser les grandes enquêtes françaises en population pour la production de ces indicateurs ? Analyse des données d’ESPS 2012 et HSM 2008

// Frailty and multimorbidity: Can French national surveys be used for the production of these indicators? Data analyses of ESPS 2012 and HSM 2008 surveys

Anne-Laure Perrine, Chloé Le Cossec, Claire Fuhrman, Nathalie Beltzer, Laure Carcaillon-Bentata (laure.carcaillon-bentata@santepubliquefrance.fr)
Santé publique France, Saint-Maurice, France
Soumis le 06.03.2017 // Date of submission: 03.06.2017
Mots-clés : Personnes âgées | Fragilité | Multimorbidité | Prévalence | Enquête nationale | Surveillance | Qualité des données
Keywords: Elderly people | Frailty | Multimorbidity | Prevalence | National surveys | Surveillance | Data quality evaluation

Résumé

Introduction –

En France, la surveillance épidémiologique de la fragilité et de la multimorbidité n’est pas opérationnelle. L’objectif principal de cette étude était d’examiner la possibilité d’utiliser les enquêtes nationales déclaratives pour produire des indicateurs de fragilité et de multimorbidité.

Méthodes –

Deux enquêtes méthodologiquement proches, mais différant quant aux définitions de la fragilité et de la multimorbidité, ont été utilisées : l’Enquête santé et protection sociale (ESPS 2012) et l’enquête Handicap-Santé-Ménages (HSM 2008). Les sujets de plus de 55 ans ne présentant pas d’atteinte aux activités de la vie quotidienne ont été sélectionnés. La fragilité était définie à partir des critères phénotypiques de Fried. La multimorbidité était définie par la présence d’au moins deux catégories de maladies parmi les maladies cardio-cérébrovasculaires, le diabète, les maladies respiratoires chroniques et les arthralgies. Nous avons comparé les prévalences de la fragilité et de la multimorbidité entre les deux enquêtes à l’aide de leurs intervalles de confiance à 95% [IC95%]. De plus, nous avons décrit dans les deux enquêtes les caractéristiques des individus selon qu’ils étaient robustes, fragiles ou multimorbides seuls ou fragiles et multimorbides.

Résultats –

Les prévalences déclarées de fragilité (11,1% [9,9%-12,3%] dans ESPS et 12,3% [11,5%-13,0%] dans HSM) et de multimorbidité (respectivement, 14,9% [13,6%-16,2%] et 16,8% [15,9%-17,7%]) n’étaient pas significativement différentes entre les deux enquêtes. L’évolution de ces prévalences avec l’âge et le sexe était également comparable. Enfin, dans les deux enquêtes, la répartition des individus dans les différents groupes (robustes ou fragiles et/ou multimorbides) était très similaire et les caractéristiques des individus en fonction de ces groupes se distribuaient selon les mêmes tendances.

Conclusion –

Cette étude montre qu’il semble possible d’utiliser les grandes enquêtes nationales déclaratives pour le suivi épidémiologique des indicateurs de fragilité et de multimorbidité. L’utilisation de questionnaires standardisés reste indispensable pour le suivi de ces indicateurs au cours du temps. Elle souligne l’importance de la fragilité et de la multimorbidité dans la population de plus de 55 ans non-dépendante en France (environ 5 millions de personnes à haut risque de perte d’autonomie). Elle permet également de caractériser les spécificités des sujets multimorbides et des sujets fragiles afin de mieux orienter les actions de prévention.

Abstract

Introduction –

In France, frailty and multimorbidity epidemiological surveillance is not operational. The main objective of this study was to examine if it was possible to use declarative data from national surveys to estimate frailty and multimorbidity indicators.

Methods –

We used two national surveys conducted with a similar methodology, but with some differences regarding frailty and multimorbidity definitions: Health, Health Care and Insurance Survey (Enquête santé et protection sociale, ESPS, wave 2012) and Health and Disability Survey – Households section (Handicap-Santé-Ménages, HSM 2008). Subjects over 55 years-old and free from limitations in activities of daily living were selected. Frailty was assessed using Fried’s phenotypic criteria, and multimorbidity was defined as having at least two groups of the following groups of comorbidities: cardio or cerebrovascular disease, diabetes, chronic respiratory disease, arthralgia. Frailty and multimorbidity prevalences in both surveys were compared using their 95% confidence interval [95%IC]. In addition, in both studies, we described subjects’ characteristics according to the presence or absence of frailty and/or multimorbidity.

Results –

Frailty prevalences (11.1% [9.9%-12.3%] in ESPS and 12.3% [11.5%-13.0%] in HSM) and multimorbidity prevalences (respectively, 14.9% [13.6%-16.2%] and 16.8% [15.9%-17.7%]) were not statistically different between the two surveys. Age and sex evolution of these prevalences were also comparable. In both surveys, the distribution of subjects according to the presence or absence of frailty and/or multimorbidity was similar and the distribution of subjects’ characteristics according to these different subgroups followed similar tendancies.

Conclusion –

This study shows that it seems possible to use national declarative surveys for the epidemiological surveillance of frailty and multimorbidity indicators. The use of standardized questionnaires remains an outstanding condition for the follow-up of such indicators over time. It further underlines the importance of frailty and multimorbidity in individuals over 55 years-old, free from disability, in France (around 5 million of individuals at high risk of disability). It also highlights specificities of individuals with frailty and/or multimorbidity which allows a better implementation of targeted prevention actions.

Introduction

L’augmentation de l’espérance de vie en Europe conduit à un allongement du nombre d’années vécues dans un état de dépendance 1. Dans ce contexte, éviter ou différer l’apparition de cet état est un axe important en santé publique, en particulier dans la mesure où la dépendance est difficilement réversible. Plusieurs indicateurs ont été développés ces dernières années pour repérer les personnes âgées en amont de cette dépendance. Deux concepts arrivent au premier plan : les notions de fragilité et de multimorbidité.

La fragilité est définie de façon théorique comme une réduction multisystémique des réserves fonctionnelles limitant les capacités de l’organisme à répondre à un stress, même mineur 2. En pratique, la définition proposée par Fried et coll. 3 a été largement utilisée dans les études épidémiologiques. Cette définition repose sur cinq critères phénotypiques : faiblesse musculaire, fatigue, lenteur de marche, sédentarité et perte de poids involontaire/dénutrition.

La multimorbidité renvoie à la notion de présenter plus d’une maladie chronique, mais il n’y a pas de définition consensuelle dans la littérature 4. Compte-tenu de la segmentation habituelle de la médecine en systèmes organiques distincts et de l’absence de prise en compte de l’individu dans sa globalité par le système de soins, le concept de polypathologie ou multimorbidité a émergé 5. En épidémiologie, l’intérêt pour ce concept est relativement récent 4.

La surveillance épidémiologique de la fragilité et de la multimorbidité permet d’anticiper le poids futur de la dépendance et ainsi de quantifier les besoins en matière de soins et de prévention de la dépendance. En effet, la fragilité et la multimorbidité sont des états morbides très prévalents chez les personnes âgées qui, associés à la survenue d’évènements indésirables de santé (hospitalisation, chutes), sont également d’importants facteurs de risque de dépendance 2,6. De plus, la réversibilité du processus de fragilité 7 et l’efficacité de la prise en charge des maladies chroniques pour en limiter les conséquences sur la santé renforcent l’intérêt du repérage de ces deux facteurs. Dans le contexte de la mise en œuvre d’actions de prévention pour réduire la dépendance, il est donc intéressant de connaitre la prévalence de la fragilité et de la multimorbidité chez les personnes non-dépendantes potentiellement ciblées par de telles actions, ainsi que de décrire leurs caractéristiques sociodémographiques et médicales. L’objectif principal de cette étude était d’examiner la possibilité d’utiliser des enquêtes nationales déclaratives menées en population pour produire des indicateurs de fragilité et de multimorbidité reproductibles. Pour cela, nous avons estimé et comparé la prévalence de la fragilité et de la multimorbidité chez les personnes non-dépendantes dans deux enquêtes méthodologiquement proches, mais qui diffèrent quant aux définitions de la fragilité et de la multimorbidité. L’Enquête santé et protection sociale (ESPS) propose un questionnaire validé pour la fragilité 8, ce qui n’est pas le cas de l’enquête Handicap-Santé-Ménages (HSM). Dans les deux enquêtes, les questions portant sur les comorbidités diffèrent par le nombre de maladies proposées et par la durée sur laquelle portait la question. Bien que conceptuellement distincts, les états de fragilité et de multimorbidité sont clairement intriqués 9,10,11. Nous nous sommes donc également attachés à estimer la prévalence des deux états concomitants et à décrire et comparer les caractéristiques des individus en fonction de leur état de fragilité et/ou multimorbidité dans chacune des enquêtes.

Matériel et méthodes

Sources de données

Les données de deux enquêtes nationales ont été utilisées : ESPS 2012 et HSM 2008.

L’enquête ESPS a été réalisée par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) auprès des assurés sociaux, qui représentent environ 93% de la population française. Les données ont été recueillies par téléphone et par questionnaire auto-administré.

L’enquête HSM a été menée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). L’échantillonnage a été réalisé en surreprésentant les personnes en situation de handicap afin de pouvoir conduire des études sur cette population avec un nombre suffisant de sujets. Les données étaient recueillies en entretien face-à-face et par questionnaire auto-administré.

Fragilité

La fragilité a été évaluée à l’aide des cinq critères phénotypiques de Fried adaptés aux données déclaratives. Pour ESPS, les critères utilisés étaient les suivants : difficulté à porter 5 kg ou à se baisser pour la « faiblesse musculaire », manque d’énergie non psychique pour la « fatigue », difficulté à marcher 500 m pour la « lenteur de marche », moins de 10 min d’activité physique par semaine pour « la sédentarité » et une question directe concernant la perte de poids involontaire au cours de l’année. Dans HSM, les critères « faiblesse musculaire » et « lenteur de marche » étaient évalués de la même façon que dans ESPS. Les trois autres critères ont été approchés par des notions similaires : fatigue répétée sans troubles de l’humeur pour la « fatigue », pas de sorties quotidiennes ni d’activité physique régulière pour la « sédentarité » et un indice de masse corporelle inférieur à 18,5 kg/m² ou des troubles alimentaires dans l’année pour le critère de « perte de poids/dénutrition ».

Le répondant était considéré comme fragile s’il y avait au moins trois des cinq dimensions de fragilité. Les résultats concernant la notion de pré-fragilité (présence d’un ou deux critères) ne sont pas décrits dans cet article mais sont présentés en détail dans une autre publication 12.

Multimorbidité

En l’absence de définition consensuelle de la multimorbidité, nous avons choisi de compter le nombre de maladies regroupées par appareil. En effet, le simple décompte de maladies a pour inconvénient de mettre au même niveau des maladies de gravité très différente et de ne pas tenir compte de la corrélation qui existe entre elles.

Nous avons donc regroupé les pathologies chroniques en quatre groupes selon leur étiologie :

« Maladies cardio-cérébrovasculaires » (dans les deux enquêtes : infarctus du myocarde, maladies des artères coronaires, angine de poitrine, angor, accident vasculaire cérébral, attaque cérébrale ; et insuffisance cardiaque dans HSM) ;

« Diabète » ;

« Maladies respiratoires chroniques » (bronchite chronique, broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), emphysème) ;

« Arthralgies » (dans les deux enquêtes : atteintes cervicales chroniques, atteintes chroniques du dos, arthrose ; ainsi que « polyarthrite rhumatoïde » dans HSM).

Un individu était considéré multimorbide s’il présentait au moins deux pathologies appartenant à des groupes différents. Outre les différences liées à l’inclusion de l’insuffisance cardiaque et de la polyarthrite rhumatoïde dans la définition de la multimorbidité dans l’enquête HSM uniquement, une autre différence entre les deux enquêtes concerne l’énoncé de la question : « Avez-vous ou avez-vous déjà eu une de ces maladies ou problèmes de santé ? » dans HSM et « Au cours des 12 derniers mois, avez-vous eu une de ces maladies ou problèmes de santé ? » dans ESPS.

Dépendance

La personne a été considérée dépendante si elle était incapable de faire seule au moins l’une des activités de vie quotidienne (ADL) suivantes : se nourrir, se laver, s’habiller, se déplacer et utiliser les toilettes.

Échantillons étudiés

Tous les résultats portent sur les personnes non-dépendantes de plus de 55 ans. Le seuil de 55 ans a été choisi car il correspond aujourd’hui à la borne d’âge de la population ciblée du programme national d’actions de prévention « Vieillir en bonne santé » mis en œuvre par Santé publique France. Les individus présentant au moins une information manquante sur la fragilité ou les maladies chroniques ou la dépendance étaient exclus (1 dans HSM, 457 (9,5%) dans ESPS, la différence étant probablement liée à la présence d’un enquêteur en face-à-face dans HSM). Dans ESPS, ces sujets exclus n’étaient pas différents en termes d’âge et de sexe. Enfin, 1 206 sujets dépendants pour les ADL étaient exclus dans HSM, 92 dans ESPS, représentant respectivement 3,3% et 2,6% sur les données pondérées. Au total, 4 236 répondants de plus de 55 ans pour ESPS et 11 089 pour HSM ont été inclus dans les analyses.

Analyse statistique

Les effectifs présentés sont bruts et les analyses ont été effectuées sur des effectifs pondérés et redressés afin de limiter les biais liés à la participation aux enquêtes (probabilité de sélection de chaque individu et non-réponse). Les caractéristiques des deux populations (celle de ESPS et celle de HSM) ont été comparées à partir des intervalles de confiance à 95% [IC95%]. Les prévalences de fragilité et de multimorbidité ont été décrites par âge et par sexe, et comparées par test du Chi2 de Rao-Scott pour les comparaisons hommes-femmes au sein de chaque enquête et à l’aide des intervalles de confiance pour les comparaisons entre les deux enquêtes. Enfin, des groupes ont été définis en fonction du statut de fragilité ou de multimorbidité seul ou de leur concomitance : les prévalences et les caractéristiques des individus ont été comparées entre les deux enquêtes à l’aide des intervalles de confiance. Les analyses ont été conduites à l’aide du logiciel SAS Enterprise Guide 7.1® pour un risque alpha bilatéral de 5%.

Résultats

Caractéristiques des échantillons

Les populations des deux enquêtes avaient des caractéristiques sociodémographiques proches (tableau 1) : les répondants de plus de 55 ans non-dépendants dans les activités de la vie quotidienne étaient majoritairement des femmes, 57,0% dans ESPS et 54,9% dans HSM, âgés en moyenne de 69 ans. Les répondants à l’enquête HSM avaient un niveau socioéconomique plus faible, présentaient plus souvent des limitations dans les activités instrumentales de la vie quotidienne (IADL) mais avaient une meilleure santé mentale que les répondants d’ESPS. Les consommations de tabac et d’alcool étaient similaires dans les deux populations.

Tableau 1 : Caractéristiques des deux populations étudiées (personnes non-dépendantes de plus de 55 ans), enquêtes ESPS 2012 et HSM 2008, France
Agrandir l'image

Prévalences de la fragilité et de la multimorbidité

Concernant les variables d’intérêt, la prévalence de maladies cardio ou cérébrovasculaires était significativement plus élevée dans HSM que dans ESPS (14,3% vs 6,6%) du fait de la prise en compte de l’insuffisance cardiaque dans HSM et pas dans ESPS. À l’inverse, la prévalence du diabète était un peu plus faible dans HSM par rapport à ESPS (11,6% vs 14,0%). D’autre part, il existait des différences significatives entre les deux enquêtes pour tous les critères de fragilité sauf la faiblesse musculaire.

Les prévalences de multimorbidité n’étaient pas statistiquement différentes entre les deux enquêtes : 14,9% [13,6%-16,2%] dans ESPS et 16,8% [15,9%-17,7%] dans HSM. Il en était de même pour la fragilité, respectivement 11,1% [9,9%-12,3%] et 12,3% [11,5%-13,0%] (tableau 1).

Les prévalences de fragilité étaient plus élevées chez les femmes que chez les hommes dans les deux enquêtes (figure 1) : 13,2% des femmes étaient fragiles contre 8,3% des hommes (p<0,0001) dans ESPS et respectivement 16,4% et 7,2% dans HSM (p<0,0001). La prévalence de multimorbidité était plus élevée chez les hommes que chez les femmes uniquement dans HSM : 18,7% pour les hommes contre 15,2% pour les femmes, p<0,001.

La prévalence de fragilité augmentait avec l’âge et atteignait plus de 40% des personnes de plus de 85 ans dans les deux enquêtes (figure 1). Chez les hommes, elle passait de 3,4% à 33,8% dans ESPS et de 2,9% à 40,3% dans HSM. Chez les femmes, la prévalence augmentait de 4,5% à 44,4% dans ESPS et de 8,4% à 45,4% dans HSM. La prévalence de multimorbidité augmentait également avec l’âge dans les deux enquêtes, de 10,5% à 20,6% dans ESPS et de 10,2% à 29,0% dans HSM.

Figure 1 : Prévalences de la multimorbidité et de la fragilité en fonction de l’âge et du sexe chez les personnes non-dépendantes de plus de 55 ans, enquêtes ESPS 2012 et HSM 2008, France
Agrandir l'image

Répartition des individus en fonction de leur état de fragilité et/ou de multimorbidité

Dans ESPS, 21,9% [20,4%-23,4%] des individus étaient soit fragiles, soit multimorbides ; ils étaient 24,2% [23,1%-25,3%] dans HSM. Respectivement, 7,0% et 7,4% étaient fragiles non-multimorbides dans ESPS et HSM, 10,8% et 12,0% multimorbides non-fragiles, et 4,1% et 4,8% fragiles et multimorbides (figure 2). La répartition des individus en fonction de leur état de fragilité et/ou de multimorbidité n’était pas significativement différente entre les deux enquêtes.

Figure 2 : Répartition des individus en fonction de leur état de fragilité et/ou de multimorbidité chez les personnes non-dépendantes de plus de 55 ans, enquêtes ESPS 2012 et HSM 2008, France
Agrandir l'image

Caractéristiques des individus en fonction de leur état de fragilité et/ou de multimorbidité

Les caractéristiques des individus en fonction de leur état de fragilité et/ou de multimorbidité se distribuaient selon des tendances similaires entre les deux enquêtes même si, pour certaines variables, les niveaux n’étaient pas identiques. Les individus fragiles et multimorbides présentaient des niveaux élevés de facteurs de risque socioéconomiques (âge élevé, faibles revenus et niveau d’études, voir tableau 2), des taux élevés de détresse psychologique et étaient plus souvent limités dans les IADL (tableau 3). Les personnes fragiles non-multimorbides et les personnes multimorbides non-fragiles avaient des caractéristiques bien distinctes. Les fragiles non-multimorbides étaient en majorité des femmes âgées, avec un faible niveau d’étude, une mauvaise santé mentale et d’importantes limitations dans les activités de la vie quotidienne. Les personnes multimorbides non-fragiles étaient plus souvent des hommes, plutôt jeunes, fumeurs ou anciens fumeurs et consommant plus souvent de l’alcool. Enfin, comparativement aux individus ni fragiles ni multimorbides, les fragiles non-multimorbides présentaient une prévalence plus importante de certaines maladies chroniques (maladies cardio ou cérébrovasculaires, BPCO et arthralgies) et les multimorbides non-fragiles avaient plus fréquemment des critères de fragilité, en particulier la perte de poids, la fatigue et la faiblesse musculaire.

Tableau 2 : Caractéristiques sociodémographiques des individus fragiles et/ou multimorbides non-dépendants de plus de 55 ans, enquêtes ESPS 2012 et HSM 2008, France
Agrandir l'image
Tableau 3 : Santé et déterminants de santé des individus fragiles et/ou multimorbides non-dépendants de plus de 55 ans, enquêtes ESPS 2012 et HSM 2008, France
Agrandir l'image

Discussion

Malgré les différences de méthodes d’enquête et de définitions des indicateurs de fragilité et de multimorbidité, notre étude montre une bonne concordance des prévalences obtenues pour ces indicateurs entre les deux enquêtes. De même, les caractéristiques des individus en fonction de leur état de fragilité et/ou multimorbidité se distribuent selon des tendances similaires entre les deux enquêtes. Ces résultats indiquent qu’il semble possible d’utiliser ces indicateurs pour le suivi épidémiologique de la santé des personnes âgées à partir de grandes enquêtes nationales déclaratives. Toutefois, les différences observées entre les deux échantillons en termes de caractéristiques et de prévalence des critères de fragilité soulignent la nécessité de mettre en œuvre un recueil standardisé pour ces données.

D’après les deux enquêtes nationales étudiées ici, la prévalence de la fragilité en France est estimée entre 10% et 13% et celle de la multimorbidité entre 14% et 18% parmi les personnes non-dépendantes de plus de 55 ans. Au total, 22% à 25% de la population non-dépendante de plus de 55 ans serait soit fragile, soit multimorbide, ce qui représente entre 4,5 et 5 millions de personnes à haut risque de perte d’autonomie en France. Ces résultats sont cohérents avec ceux retrouvés dans des études nationales et internationales sur la fragilité chez les non-dépendants : de 4 à 17% selon une revue de littérature de données internationale 13. Chez les plus de 65 ans, notre estimation du taux de fragilité (entre 14 et 18%) est un peu supérieure à celle obtenue dans l’enquête Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe (SHARE) (9,3%), cette différence pouvant cependant être expliquée par une mesure objective et non subjective de la force musculaire dans SHARE 14. Les prévalences de multimorbidité sont très diverses dans la littérature au vu de la grande variété de définitions qui existent (nombre de maladies listées et choix du seuil) 4. Nos résultats ne peuvent donc pas être comparés à un « gold standard ». Une revue de littérature 15, basée sur 15 études ayant recueilli des données chez des individus de plus de 55 ans, montre que le taux de prévalence de la multimorbidité était en médiane de 63%, ce qui est supérieur à ce que nous avons observé (entre 14 et 18%). Cependant, notre estimation ne doit pas être comparée à ces données pour plusieurs raisons. D’une part, notre estimation ne tient pas compte de l’hypertension artérielle, dont la prévalence est élevée chez les personnes âgées. D’autre part, nous n’avons pas compté chaque maladie séparément mais des groupes de maladies par appareil. Enfin, nous avons exclu de notre étude les personnes âgées dépendantes, contribuant probablement à sous-estimer la proportion de personnes multimorbides. Dans HSM, une analyse de sensibilité montre qu’en prenant en compte l’hypertension, la prévalence de la multimorbidité augmente de 17% à 29%.

Notre étude permet également de mieux caractériser les spécificités des individus fragiles versus multimorbides. S’il est bien établi que les états de fragilité et de multimorbidité sont clairement intriqués 9,10,11 et en lien avec la dépendance 16,17,18, notre étude montre que, chez des personnes âgées non dépendantes, la part des individus uniquement fragiles ou uniquement multimorbides reste plus importante dans la population (environ 10%) que celle des fragiles et multimorbides (environ 4%). Ces résultats sont en adéquation avec les données des autres études indiquant que la prévalence des deux états concomitants, lorsque l’on exclut les individus dépendants, se situait autour de 3% 3,16. Notre analyse montre que ces individus fragiles ou multimorbides uniquement présentent des caractéristiques bien distinctes. La fragilité seule concerne les femmes très âgées, de bas niveau socioéconomique et limitées dans les activités de la vie quotidienne, alors que la multimorbidité sans fragilité est plus fréquente chez les hommes plus jeunes et présentant des facteurs de risque cardiovasculaires élevés. Ces résultats renforcent l’idée qu’il est important de prendre en compte l’âge et le sexe dans la mise en œuvre de stratégies de prévention de la dépendance. Enfin, ils mettent en lumière la plus forte corrélation entre la présence d’incapacités et la fragilité qu’avec la multimorbidité. Des modèles multivariés tenant compte, entre autres, de l’âge ont été réalisés (résultats non présentés dans cet article) et confirment cette observation 12. Cette association plus forte de la fragilité avec les incapacités fonctionnelles était attendue, dans la mesure où la fragilité est un syndrome gériatrique plus fortement corrélé à l’âge que la multimorbidité.

La principale limite de notre étude concerne le caractère déclaratif des critères utilisés pour les définitions de la fragilité et de la multimorbidité. En particulier, nous n’avions pas de mesure objective de la force musculaire et de la vitesse de marche. Néanmoins, ESPS avait planifié un module spécifique sur la fragilité d’après les critères de Fried pour données déclarées. Une étude récente a comparé les prévalences de fragilité dans les enquêtes ESPS et SHARE, l’étude de référence sur la fragilité en Europe, et a trouvé des résultats cohérents entre les deux, en particulier après 65 ans. Pour l’évaluation de la multimorbidité, l’enquête HSM nous semble plus pertinente qu’ESPS car les questions concernant les maladies chroniques y étaient plus détaillées, non restreintes à la durée d’un an et posées par un enquêteur en face-à-face. Nous souhaitons enfin souligner qu’il n’existe pas de définition standardisée pour la multimorbidité et qu’il est donc nécessaire de continuer à mener une réflexion sur la construction de cet indicateur.

La cohérence des résultats entre les deux études laisse penser que les indicateurs produits sont relativement fiables et souligne l’importance de la fragilité et de la multimorbidité parmi la population de plus de 55 ans non-dépendante en France. Ces deux concepts sont aujourd’hui au cœur de nombreux projets de prévention, en France et à l’international. La France, au travers de ses différentes institutions, participe à certains projets européens ; elle est actuellement engagée dans une action conjointe européenne sur le thème de la prévention de la fragilité (cf encadré Joint Action Advantage). Du point de vue de la surveillance épidémiologique, il est nécessaire de poursuivre la mise en place d’études permettant le suivi de ces deux indicateurs au cours du temps. Afin d’assurer la comparabilité de ces indicateurs, il sera nécessaire que les études utilisent des questionnaires standardisés et validés pour les critères de fragilité et la déclaration des comorbidités.

Encadré :
La fragilité dans une approche globale européenne

L’action conjointe européenne ADVANTAGE (2017-2019) a pour objectif de promouvoir le concept de fragilité dans les services de soins et médico-sociaux des États membres et, ainsi, de prévenir le risque de dépendance. Cette action est co-financée par le 3e programme européen de santé de l’Union européenne 2014-2020. Elle s’inscrit dans la continuité des travaux antérieurs réalisés dans le cadre d’un partenariat européen sur le thème du vieillissement en bonne santé (European Innovation Partnership on Active and Healthy Ageing (EIP-AHA)).

Vingt-deux États membres et 40 organisations participent à cette action, coordonnée par l’Espagne. Une compréhension concertée de la notion de la fragilité sera recherchée pour servir de base à une approche commune de prise en charge de la population âgée fragile ou à risque de devenir fragile au sein de l’Union européenne. Les groupes de travail thématiques lancés en janvier 2017 couvrent les champs de l’épidémiologie, de la prévention et promotion de la santé, de la prise en charge, de la formation et de la recherche dans lesquels la France est impliquée. Santé publique France est leader des tâches relatives au dépistage, à la surveillance et à la prévention de la fragilité. La Direction générale de la santé, en articulation avec les autres directions du ministère des Affaires sociales et de la Santé, contribuera plus particulièrement aux travaux relatifs à l’organisation des soins, incluant le champ des soins médico-sociaux et des actions de prévention. À horizon 2020, des recommandations pour la mise en place d’un modèle européen commun d’approche de la fragilité seront formulées.

Références

1 Robine JM, Cambois E. Les espérances de vie en bonne santé des Européens. Population & Sociétés (Ined). 2013;(499):1-4. https://www.ined.fr/fr/publications/population-et-societes/esperances-vie-bonne-sante-europeens
2 Clegg A, Young J, Iliffe S, Rikkert MO, Rockwood K. Frailty in elderly people. Lancet. 2013;381(9868):752-62.
3 Fried LP, Tangen CM, Walston J, Newman AB, Hirsch C, Gottdiener J, et al. Cardiovascular Health Study Collaborative Research Group Frailty in older adults: Evidence for a phenotype. J Gerontol A Biol Sci Med Sci. 2001;56(3):M146-56.
4 Fuhrman C. Surveillance épidémiologique de la multimorbidité. Revue bibliographique. Saint-Maurice: Institut de veille sanitaire; 2014. 22 p. http://opac.invs.sante.fr/index.php?lvl=notice_display&id=12069
5 Prince MJ, Wu F, Guo Y, Gutierrez Robledo LM, O’Donnell M, Sullivan R, et al. The burden of disease in older people and implications for health policy and practice. Lancet. 2015;385(9967):549-62.
6 Morley JE, Vellas B, van Kan GA, Anker SD, Bauer JM, Bernabei R, et al. Frailty consensus: a call to action. J Am Med Dir Assoc. 2013;14(6):392-7.
7 Lee JS, Auyeung TW, Leung J, Kwok T, Woo J. Transitions in frailty states among community-living older adults and their associated factors. J Am Med Dir Assoc. 2014;15(4):281-6.
8 Sirven N, Rochereau T. Mesurer la fragilité des personnes âgées en population générale : une comparaison entre les enquêtes ESPS et SHARE. Questions d’économie de la Santé (Irdes). 2014;(199):1-8. http://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/199-mesurer-la-fragilite-des-personnes-agees-en-population-generale-une-comparaison-entre-les-enquetes-esps-et-share.pdf
9 Fried LP, Ferrucci L, Darer J, Williamson JD, Anderson G. Untangling the concepts of disability, frailty, and comorbidity: implications for improved targeting and care. J Gerontol A Biol Sci Med Sci. 2004;59(3):255-63.
10 Inouye SK, Studenski S, Tinetti ME, Kuchel GA. Geriatric syndromes: clinical, research, and policy implications of a core geriatric concept. J Am Geriatr Soc. 2007;55(5):780-91.
11 Hewitt J, McCormack C, Tay H, Greig M, Law J, Tay A, et al. Prevalence of multimorbidity and its association with outcomes il older emergency general surgical patients: an observational study. BMJ Open. 2016;6(3):e010126.
12 Le Cossec C, Perrine AL, Beltzer N, Fuhrman F, Carcaillon-Bentata L. Pre-frailty, frailty, and multimorbidity: Prevalences and associated characteristics from two French national surveys. J Nutr Health Aging. 2016;20(8):860-9.
13 Collard RM, Boter H, Schoevers RA, Oude Voshaar RC. Prevalence of frailty in community-dwelling older persons: a systematic review. J Am Geriatr Soc. 2012;60(8):1487-92.
14 Santos-Eggimann B, Cuenoud P, Spagnoli J, Junod J. Prevalence of frailty in middle-aged and older community-dwelling Europeans living in 10 countries. J Gerontol A Biol Sci Med Sci. 2009;64(6):675-81.
15 Salive ME. Multimorbidity in older adults. Epidemiol Rev. 2013;35:75-83.
16 Boeckxstaens P, Vaes B, Legrand D, Dalleur O, De Sutter A, Degryse JM. The relationship of multimorbidity with disability and frailty in the oldest patients: a cross-sectional analysis of three measures of multimorbidity in the BELFRAIL cohort. Eur J Gen Pract. 2015;21(1):39-44.
17 Wong CH, Weiss D, Sourial N, Karunananthan S, Quail JM, Wolfson C, et al. Frailty and its association with disability and comorbidity in a community-dwelling sample of seniors in Montreal: a cross-sectional study. Aging Clin Exp Res. 2010;22(1):54-62.
18 Theou O, Rockwood MR, Mitnitski A, Rockwood K. Disability and co-morbidity in relation to frailty: how much do they overlap? Arch Gerontol Geriatr. 2012;55(2):e1-8.

Citer cet article

Perrine AL, Le Cossec C, Fuhrman C, Beltzer N, Carcaillon-Bentata L. Fragilité et multimorbidité : peut-on utiliser les grandes enquêtes françaises en population pour la production de ces indicateurs ? Analyse des données d’ESPS 2012 et HSM 2008. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):301-10. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_2.html