Accès aux soins prénatals et santé maternelle des femmes immigrées

// Access to prenatal care and maternal health of immigrant women in France

Priscille Sauvegrain1,2, Zelda Stewart1,3, Clémentine Gonthier1,4, Marie-Josèphe Saurel-Cubizolles1, Monica Saucedo1, Catherine Deneux-Tharaux1, Élie Azria1,5 (eazria@hpsj.fr)
1 Inserm UMR1153, Équipe de recherche en épidémiologie obstétricale, périnatale et pédiatrique (EPOPé) – DHU Risques et grossesse – Université Paris Descartes, Paris, France
2 Maternité de la Pitié-Salpêtrière, Assistance publique – Hôpitaux de Paris, Paris, France
3 Maternité de Jossigny, Centre hospitalier de Marne-la-Vallée, France
4 Maternité du groupe hospitalier Bichat-Claude Bernard, Assistance publique – Hôpitaux de Paris, Paris, France
5 Maternité du groupe hospitalier Paris Saint Joseph – DHU Risques et grossesse, Paris, France
Soumis le 01.03.2017 // Date of submission: 03.01.2017
Mots-clés : Femmes immigrées | Santé maternelle | Suivi prénatal | Accès aux soins | Soins différenciés
Keywords: Women | Migration | Maternal health | Prenatal health care | Access to care | Differential care

Résumé

Introduction –

En France en 2015, 22% des naissances vivantes concernaient des femmes nées à l'étranger. En adéquation avec la littérature européenne, de récentes recherches font état d’un risque accru de mort maternelle ou de morbidité maternelle sévère (MMS) pour ces femmes. Notre objectif est d’analyser, en lien avec le statut migratoire, les inégalités sociales d’accès aux soins prénatals et de santé maternelle à partir de données françaises.

Matériel et méthodes –

Les données sont issues de quatre études françaises : l’Enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles (ENCMM) 2007-2012, l’étude Epimoms de la morbidité maternelle sévère menée dans six régions en 2012-2013, la cohorte prospective PreCARE des femmes ayant accouché en 2010-2011 au sein de quatre maternités du GHU Paris-Nord et une étude qualitative menée en 2016 auprès de femmes enceintes hypertendues.

Résultats –

Les femmes immigrées présentent un risque accru de décès maternel, en particulier celles nées en Afrique subsaharienne (RR: 3,4 [IC95%: 2,3-5,1]). Ces dernières présentent également un risque significativement plus important de MMS (OR ajusté : 1,8 [1,4-2,4]) portant majoritairement sur les complications hypertensives et les sepsis. Ces travaux mettent de plus en évidence un taux de suivi prénatal inadéquat très élevé ainsi que certains soins différenciés pour les femmes nées en Afrique subsaharienne.

Conclusion –

Les données françaises, qui montrent l’existence d’inégalités sociales de santé maternelle entre femmes immigrées et femmes nées en France, sont convergentes avec les données de la littérature internationale. L’hypothèse explicative de soins prénatals quantitativement et qualitativement moindres est de plus étayée par ces résultats. Ceux-ci soulignent la nécessité de poursuivre les recherches concernant les barrières à l’accès au système de soins et aux soins de qualité des femmes immigrées enceintes, et en particulier les implications que peuvent avoir les représentations et les discriminations dans la genèse des inégalités de santé maternelle et périnatale.

Abstract

Introduction –

In France in 2015, 22% of live births occurred in immigrant women. In accordance with European literature, recent research reveals an increased risk of maternal death or severe maternal morbidity (SMM) in this population. Our objective was to analyze social inequalities related to the migration status in terms of access to antenatal and maternal health care based on French data.

Materials and methods –

The data are based on four French studies: the National Confidential Survey on Maternal Deaths (ENCMM, 2007-2012), the EPIMOMS study on severe maternal morbidity conducted in six regions in 2012-2013, the PreCARE prospective cohort of women who gave birth in 2010-2011 in four hospitals in the North of Paris, and a qualitative study conducted in 2016 among women with hypertensive disorders.

Results –

Immigrant women are exposed to an increased risk of maternal death, particularly those born in sub-Saharan Africa (SSA) (RR: 3.4 [95%CI: 2.3-5.1]). This subgroup also presents a significantly increased risk of SMM (adjusted OR: 1.8 [95%CI:1.4-2.4), mostly related to hypertensive complications and sepsis. These studies also show a very high rate of inadequate prenatal care and differential care in the event of hypertension or pre-eclampsia among these women.

Conclusion –

French data are congruent with data from the European and international literature in showing social inequalities for maternal health outcomes between immigrant and native women. The explanatory hypothesis of suboptimal prenatal care, both quantitatively and qualitatively is supported by these results. They stress the need for further research on barriers to access to care and quality of care for immigrant pregnant women, including the implication of representations and discrimination on maternal and child health inequalities.

Introduction

Au sein des pays de l’Union européenne, entre 3 et 60% des naissances surviennent chez des femmes immigrées, c’est-à-dire nées dans un autre pays que celui où elles accouchent 1. Cette proportion a régulièrement augmenté ces dernières années. En France en 2015, 22% des naissances vivantes concernaient des femmes nées à l’étranger : 8% en Afrique du Nord (Algérie, Maroc ou Tunisie), 6% en Afrique subsaharienne, 4% en Europe, 2% en Asie, 1% en Amérique et 1% en Turquie (1).

Les travaux portant sur la santé périnatale des enfants de femmes immigrées ont montré qu’ils avaient un risque accru de complications. En revanche, bien qu’allant en nombre croissant, peu de recherches se sont penchées sur la santé maternelle de ces femmes. Celles qui existent font état d’un risque accru de mort maternelle ou de morbidité maternelle sévère pour cette population.

Les barrières à l’accès primaire aux soins et des soins sous-optimaux figurent parmi les raisons avancées pour expliquer cette mortalité et cette morbidité accrues par rapport à la population native. Elles reflètent peut-être l’incapacité des systèmes de santé à fournir des soins prénatals et lors de l’accouchement identiques aux femmes non-migrantes, mais aussi peut-être à les adapter spécifiquement aux besoins de certaines populations immigrées.

Nous nous proposons, au moyen de travaux réalisés à partir de bases de données françaises et d’une enquête qualitative, de documenter ces inégalités de santé maternelle et de montrer la pertinence de l’hypothèse selon laquelle l’accès aux soins et leur qualité constituent des facteurs intermédiaires à l’origine de ces inégalités de santé.

Inégalités de santé maternelle selon le pays de naissance : une réalité partagée

Dans une perspective globale de prévention des événements graves, la santé maternelle est caractérisée et étudiée, pendant la grossesse et dans les 42 jours suivant l’accouchement, par ses formes les plus pathologiques, à savoir la mortalité et la morbidité maternelle sévère (MMS), dont il n’existe actuellement pas de définition consensuelle. Le décès maternel, devenu rare dans les pays riches, concerne environ 1 femme pour 10 000 naissances : en France, par exemple, il est de 8,4 pour 100 000 naissances vivantes sur la période 2003-2007 [IC95% 7,6-9,4] 2 et il est possible que le profil de mortalité maternelle ne reflète pas celui des événements morbides d’amont, c’est-à-dire que les caractéristiques associées à ces événements ne soient pas strictement superposables. C’est pourquoi les études les plus récentes sont centrées sur la MMS survenant chez environ 1% des femmes.

Contexte général

Des études conduites dans plusieurs pays européens ont rapporté de façon concordante un risque augmenté de mortalité maternelle parmi les femmes immigrées par rapport aux femmes natives, pouvant aller jusqu’à son doublement 3. Les sous-groupes à risque varient d’un pays à l’autre, mais les femmes nées en Afrique subsaharienne apparaissent très souvent comme un groupe à haut risque.

Encore peu d’analyses ont été conduites sur le risque de MMS parmi les femmes immigrées mais, là aussi, une analyse récente regroupant des données australiennes, danoises et canadiennes a montré un sur-risque de MMS parmi les femmes nées en Afrique subsaharienne (risque relatif (RR) ajusté sur l’âge et la parité 1,7 [1,4;1,9]) 4 par rapport aux femmes natives, risque non retrouvé parmi les autres sous-groupes de migrantes. Un résultat similaire avait été décrit au Royaume-Uni 5 et aux Pays-Bas 6. Cependant, dans ces analyses, peu de variables d’ajustement ont été considérées et les mécanismes explicatifs ont été très peu examinés.

Contexte français

En France, le constat concernant la mortalité maternelle est similaire à celui des autres pays européens, avec un risque de décès maternel accru chez les femmes immigrées, en particulier celles nées en Afrique subsaharienne et celles nées dans d’« autres pays » (hors Afrique et Europe) (tableau 1). Ce profil était déjà présent dans les périodes antérieures. Une analyse spécifique avait montré que ce sur-risque portait essentiellement sur les décès par complications hypertensives et infections 7. De plus, la proportion de soins sous-optimaux (cfencadré pour la définition des soins sous-optimaux) était plus grande parmi les femmes étrangères (78%) que parmi les Françaises (57%), différence encore plus marquée pour les femmes nées en Afrique subsaharienne (95%).

Tableau 1 : Mortalité maternelle selon le pays de naissance des femmes. Données de l’Enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles, France, 2007-2012
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Encadré :
Définition des soins sous-optimaux et du suivi prénatal inadéquat

Soins sous-optimaux – Les soins sous-optimaux sont définis ici comme un écart à ce qui est considéré comme une bonne pratique ou un standard de suivi, jugé par rapport aux recommandations des sociétés savantes, groupes professionnels et agences (pour la santé maternelle, le Collège national des gynécologues et obstétriciens français, la Haute Autorité de santé ….) ou par rapport aux bonnes pratiques usuelles.

Suivi prénatal inadéquat – Le suivi prénatal a été défini à partir d’un indice inspiré des indices américains les plus utilisés et les plus étudiés dans la littérature : l’indice de Kessner, l’APNCU (Adequacy of Prenatal Care Utilization) et celui de Kotelchuck, mais adaptés aux recommandations françaises de suivi prénatal énoncées par la Haute Autorité de santé. Nous définissons ici le suivi inadéquat comme un suivi initié au-delà de 14 semaines d’aménorrhée et/ou comprenant moins de 50% des consultations recommandées par rapport à l’âge gestationnel d’accouchement et/ou dans lequel une échographie du 1er trimestre et au moins une autre parmi celles des 2e et 3e trimestres n’ont pas été réalisées.

Nous différencions ici les soins sous-optimaux, qui ne rendent compte que des pratiques et reflètent donc une inégalité d’accès secondaire aux soins, du suivi prénatal inadéquat, qui peut être la résultante de prescriptions sous-optimales mais aussi de non-recours de la part des femmes.

L’étude Epimoms (EPIdémiologie de la MOrbidité Maternelle Sévère) a été menée dans six régions françaises en 2012-2013, représentant une population source de 182 300 parturientes dont les caractéristiques générales sociodémographiques étaient similaires au profil national. Elle a permis une identification prospective de toutes les femmes ayant présenté un événement aigu de MMS (N=2 540, soit 1,4% des accouchements), comparées à un échantillon représentatif de 3 651 femmes ayant accouché sans MMS (1/50e des femmes accouchées sur la même période tirées au sort), et d’analyser le risque de MMS selon le pays de naissance des femmes.

La proportion de femmes immigrées était significativement plus importante parmi les femmes avec MMS que parmi les témoins (31,2% vs 24,5%), et cette différence portait principalement sur le groupe des femmes nées en Afrique subsaharienne (11,2% des femmes avec MMS vs 8,1% des femmes témoins).

Pour ces dernières, le risque de MMS globale était significativement plus élevé que chez les natives (odds-ratio (OR) brut=2,2 [1,8-2,7]) (tableau 2).

Ce sur-risque persistait de manière significative après ajustement sur les caractéristiques des femmes préexistantes à la grossesse (âge, indice de masse corporelle, antécédents médicaux, parité et césariennes antérieures), celles de leur grossesse (complications de la grossesse en cours : diabète gestationnel, pré-éclampsie, autre complication notable ; anémie au troisième trimestre) et un suivi anténatal inadéquat, avec un OR ajusté (ORa) de 1,8 [1,4-2,4]. Les facteurs socioéconomiques n’ont pas été pris en compte dans la stratégie d’ajustement. La volonté était en effet d’évaluer le lien global entre le statut migratoire, avec ce qu’il peut comporter de problématiques socioéconomiques pour certains groupes, et la MMS, après prise en compte des facteurs démographiques et médicaux.

Le tableau 2 présente les analyses par pathologie à l’origine de la MMS. Le sur-risque de complications hypertensives sévères chez les femmes nées en Afrique subsaharienne était diminué après ajustement sur les mêmes facteurs, mais persistait avec un ORa à 1,8 [1,1-2,9] ; le risque de sepsis sévère était également augmenté par rapport à celui des femmes nées en France (OR brut=3,6 [1,5-8,4]), mais cette association ne persistait pas après ajustement sur les autres caractéristiques, notamment sur le suivi prénatal. Le risque d’hémorragies obstétricales sévères ne différait, pour les femmes d’Afrique subsaharienne, que pour les hémorragies survenant après travail (que l’accouchement se fasse par voie basse ou par césarienne) (OR brut=1,8 [1,4-2,4]) et ce sur-risque persistait après ajustement sur les mêmes variables que celles exposées précédemment, auxquelles s’ajoutaient les caractéristiques du travail (déclenchement du travail, durée du travail, utilisation d’ocytocine) et de l’accouchement (spontané ou instrumental, voie basse ou césarienne, déchirure périnéale ou épisiotomie, prévention de l’hémorragie par ocytocine et macrosomie fœtale) (ORa=1,8 [1,2-2,6]).

Les analyses brutes et multivariées n’ont pas mis en évidence de différence significative de risque de MMS entre les femmes nées en Afrique du Nord, autre groupe de femmes immigrées important quantitativement, et les femmes nées en France.

Tableau 2 : Risque de morbidité maternelle sévère selon le pays de naissance des femmes. Données de l’étude Epimoms, France, 2007-2012
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Ces résultats confirment ceux observés sur la mortalité maternelle en montrant l’existence, en France, d’un risque différentiel de MMS selon le pays de naissance des femmes, avec un sur-risque concentré sur le sous-groupe des femmes nées en Afrique subsaharienne (multiplié par 2). Ils permettent également d’avancer dans la compréhension des mécanismes explicatifs de ces inégalités. Ainsi, l’hypothèse du rôle du suivi prénatal inadéquat se trouve confortée par la réduction vers la non-significativité du sur-risque de sepsis sévère des femmes d’Afrique subsaharienne après sa prise en compte dans la stratégie d’ajustement. Par ailleurs, la persistance d’un sur-risque de complications hypertensives et hémorragiques sévères chez ces femmes pourrait s’expliquer par des facteurs génétiques ; mais elle nous permet également de formuler une nouvelle hypothèse, celle de soins sous-optimaux chez ces femmes, à l’origine d’un diagnostic plus tardif ou d’une évolution plus fréquente des complications vers la sévérité.

Accès aux soins prénatals des femmes immigrées et soins différenciés

Suivi prénatal inadéquat des femmes immigrées

L’étude de l’association entre le statut migratoire et le risque de suivi inadéquat a été l’objet d’une analyse réalisée sur les données de la cohorte prospective PreCARE 8. La plupart des organisations médicales recommandent un suivi prénatal régulier et définissent son contenu. L’association entre un suivi réduit et le risque périnatal et maternel s’observe principalement chez les femmes les plus vulnérables socialement 9. Les femmes immigrées font partie de ces populations vulnérables et un suivi prénatal plus souvent inadéquat pourrait être de nature à augmenter le risque maternel dans ce groupe. L’hypothèse d’un suivi prénatal inadéquat (cf. encadré pour la définition du suivi inadéquat) chez les femmes immigrées a été explorée sur les données de la cohorte PreCARE, constituée de 10 149 femmes inscrites pour accoucher ou ayant accouché entre septembre 2010 et novembre 2011 dans quatre centres hospitaliers du Groupement hospitalier Paris Nord (Bichat-Claude-Bernard, Beaujon, Louis-Mourier et Robert Debré). Ces centres avaient été choisis du fait de leur localisation au sein d’un bassin de population fortement marqué par la migration et la précarité sociale. La présente analyse a porté sur les 9 770 femmes avec grossesse mono-fœtale ayant accouché après 22 semaines d’aménorrhée.

Nous avons observé des taux de suivi prénatal inadéquat très différents suivant le lieu de naissance des femmes, celles nées dans un pays d’Afrique subsaharienne ayant un taux de suivi inadéquat très élevé, atteignant 34,7% contre 17,3% pour celles nées en France et 26,9% pour celles nées en Afrique du Nord.

Les facteurs de risque de suivi inadéquat ont été explorés par régression logistique multivariée dans trois groupes de femmes définis par le lieu de naissance (France, Afrique du Nord, Afrique subsaharienne) (tableau 3).

Dans les deux derniers groupes, nous observons que le risque de suivi inadéquat est associé à l’immigration récente (moins d’un an en début de grossesse) et que cette association persiste après prise en compte de facteurs sociaux comme l’absence de revenus, de couverture sociale au début de la grossesse, d’habitation stable, l’isolement ou une situation irrégulière, ainsi que des autres facteurs considérés dans l’analyse.

Tableau 3 : Facteurs associés au suivi prénatal inadéquat en fonction du lieu de naissance des femmes. Données de la cohorte PreCARE, France, 2010-2011
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Nous avons construit un indice de précarité à partir de quatre variables socioéconomiques, ce qui nous a permis de montrer que le cumul de facteurs sociaux défavorables agissait au sein de des groupes pour majorer le risque de suivi prénatal inadéquat (figure).

Figure : Suivi prénatal inadéquat en fonction de l’indice de précarité et du lieu de naissance maternel, données de la cohorte PreCARE, France, 2010-2011
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Soins différenciés entre femmes immigrées d’Afrique subsaharienne et femmes non immigrées en cas d’hypertension artérielle pendant la grossesse

Les résultats de l’étude Epimoms, qui montrent des inégalités de santé maternelle entre femmes immigrées et non-immigrées, et ceux de l’étude PreCARE, qui mettent en évidence des inégalités en termes de suivi prénatal, peuvent être mis en perspective avec les résultats d’une recherche récente portant sur les aspects qualitatifs du suivi prénatal 10. Son objectif était de déterminer si les femmes immigrées en France bénéficient, une fois le suivi initié, de la même qualité de soins prénatals que les natives ou si, au contraire, il existe des soins différenciés, qui correspondent soit à un abaissement soit à une hausse des normes de prise en charge 11.

Une étude qualitative a été menée par entretiens semi-directifs approfondis dans trois maternités publiques franciliennes, auprès de femmes qui avaient présenté des complications hypertensives de la grossesse. Une sociologue s’est rendue dans chaque maternité deux fois par semaine pendant quatre à six semaines et a été présentée par les équipes de soins à toutes les femmes répondant aux critères d’inclusion. Le séjour post-natal étant d’une durée moyenne de trois à six jours, le rythme de la recherche a permis de rencontrer la quasi-totalité des femmes éligibles sur la période de l’étude. Une seule femme ayant décliné la proposition d’entretien, 33 ont pu être menés, dont 16 auprès de femmes nées en Afrique subsaharienne et 17 auprès de femmes nées en France de parents français. Les entretiens se sont tous déroulés en français, même si ceci n’était pas un critère d’inclusion (des interprètes étaient disponibles), car les femmes nées en Afrique subsaharienne étaient toutes francophones. Après consentement, des données concernant leur surveillance prénatale ont également été relevées dans leurs dossiers obstétricaux. Les entretiens interrogeaient leurs conditions de vie, leur trajectoire migratoire pour les migrantes, leur trajectoire de soins prénatals et leur accouchement, puis leur séjour en suites de couches ; ils ont été codés et classés thématiquement sous le logiciel N’Vivo 10, puis l’analyse a été menée selon le concept straussien de trajectoire de soins 12.

Les résultats ont montré que, au cours de la surveillance prénatale, le contrôle systématique de la pression artérielle par « dynamap » (toutes les cinq minutes pendant une demi-heure) en cas de première valeur pathologique était moins fréquent et plus retardé chez les femmes nées en Afrique subsaharienne en comparaison de celles nées en France, donnée confirmée par l’analyse de leurs dossiers médicaux. Des contrôles itératifs de la protéinurie par bandelette urinaire, avant un contrôle sur échantillon ou sur 24 h, ont été retrouvés plus souvent chez les femmes nées en Afrique subsaharienne, ainsi que des protéinuries de 0,3 à 1 g/L plus souvent négligées (chez 7 femmes nées en Afrique subsaharienne versus 2 nées en France), voire à plusieurs consultations consécutives (chez 5 femmes nées en Afrique subsaharienne, aucune parmi celles nées en France). De plus, le rythme des consultations de surveillance prénatale semblait moins rapproché pour les femmes nées en Afrique subsaharienne. Dans les situations de formes sévères de pré-éclampsie, la présence de soins différenciés n’a pas été observée. De leur côté, les femmes nées en Afrique subsaharienne interrogées disaient avoir bénéficié de moins d’aide de leur entourage pour repérer la pathologie, et elles recouraient moins opportunément au système de soins, certaines se rendant en pharmacie plutôt qu’aux urgences.

Cette approche qualitative étaye l’hypothèse de soins prénatals différenciés pour les femmes nées en Afrique subsaharienne en cas d’hypertension ou de pré-éclampsie, sauf pour les tableaux les plus sévères qui conduisent à des prises en charge plus standardisées.

Discussion

Les données présentées dans cet article montrent qu’en France, les femmes nées en Afrique subsaharienne sont, à l’heure actuelle, un des groupes parmi les plus à risque en termes de santé maternelle (mortalité et MMS). Ceci concorde avec l’observation de risques plus élevés pour elles de césariennes et de pathologies de la grossesse hors MMS, comme déjà montré dans l’enquête nationale périnatale de 2010 13, et est en cohérence avec le sur-risque que présentent ces femmes de déclarer un mauvais état de santé, mis en évidence dans l’enquête Trajectoires et Origines 14. Ces données sont également convergentes avec celles de la littérature européenne, tant pour les risques de mortalité maternelle plus élevés des femmes d’origine étrangère, comparées aux natives, que pour les risques particuliers auxquels sont exposées les femmes nées en Afrique subsaharienne.

Les hypothèses explicatives approfondies dans cet article sont également concordantes avec la littérature. De nombreuses études, principalement nord-américaines, canadiennes notamment, ont montré que, parmi les nombreux facteurs de suivi prénatal inadéquat, les facteurs liés à l’immigration font partie des plus souvent rapportés. De plus, une revue systématique récente montre un risque accru de suivi prénatal sous-optimal pour les femmes migrantes par rapport aux femmes natives, variable selon les pays de naissance des femmes et notamment lié à d’autres facteurs comme le jeune âge, le manque de maîtrise de la langue du pays d’accueil, un niveau d’éducation bas, une grossesse non planifiée et le fait de ne pas avoir de couverture sociale 15. Concernant l’approche qualitative des soins différenciés aux femmes étrangères dans le champ de la périnatalité, les études portant sur ce sujet sont encore peu nombreuses 16,17, mais cohérentes avec de récentes études françaises qui soulignent le rôle du système de soins dans la perpétuation des inégalités sociales de santé 18,19.

Les études présentées ici ne correspondent pas toutes à des échantillons représentatifs de la population française, mais elles sont fortement cohérentes entre elles. Elles ont pour défaut de réunir dans les mêmes groupes des femmes nées dans différents pays, avec des trajectoires sociales et familiales très variées, mais n’en permettent pas moins de décrire des inégalités sociales de santé liées à l’origine géographique. En revanche, certaines populations, parce qu’elles sont très minoritaires et représentées par des effectifs très limités, n’ont pas pu être prises en comptes dans ces analyses. C’est notamment le cas, dans l’ENCMM, des femmes roms ou de celles nées hors Afrique et Europe.

La focale placée ici sur le système de soins est une approche encore peu répandue en France. La documentation et l’étude des soins différenciés nous semblent importantes à poursuivre, y compris en termes de biais implicites des soignants (stéréotypes négatifs à l’égard de certains groupes de population) et de leurs impacts dans la relation de soins 20. En effet, sans occulter les impacts des conditions de vie des femmes sur la dégradation de leur état de santé, il faut bien admettre que ce sont les inégalités produites ou perpétuées par le système de soins qui sont celles sur lesquelles les leviers de l’action publique pourront avoir le plus d’effets. Une attention insuffisante est accordée aux inégalités structurelles, à la compétence linguistique, aux antécédents migratoires ou à la discrimination ; des circonstances matérielles contraignantes limitent l’accès aux services de santé. Les difficultés de communication, liées à la langue mais peut-être plus encore à la distance sociale entre médecins et patientes, pourraient représenter un élément important parmi les freins à l’accès aux soins. Il semble que le système de soins ne soit pas assez souple pour répondre aux besoins divers de la population et produise en lui-même des obstacles qui réduisent l’accès aux soins prénatals ou diminuent leur efficacité. Des analyses de données quantitatives et des observations qualitatives devraient s’attacher à mieux comprendre les raisons d’un accès insuffisant aux soins prénatals de certains groupes de patientes afin d’aider les professionnels dans leurs missions.

Les enjeux des disparités sociales de santé maternelle ne sont pas neutres en termes de santé de l’enfant, et si l’on considère qu’en 2015 un enfant sur 5 est né en France de mère née à l’étranger, alors les inégalités de santé maternelle liées à l’immigration sont une réelle priorité de santé publique.

Références

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Citer cet article

Sauvegrain P, Stewart Z, Gonthier C, Saurel-Cubizolles MJ, Saucedo M, Deneux-Tharaux C, et al. Accès aux soins prénatals et santé maternelle des femmes immigrées. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(19-20):389-95. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/19-20/2017_19-20_3.html

(1) Source : Insee 2015. Nés vivants selon le pays de naissance détaillé des parents et leur situation matrimoniale. https://www.insee.fr/fr/statistiques/
2106544?sommaire=2106619