« 13-Novembre », un programme de recherche transdisciplinaire

// “13-November”, a transdisciplinary research program

Denis Peschanski1 & Francis Eustache2
1 CNRS – UMR8209, Université Paris I Panthéon Sorbonne – EHESS ; Université de PSL, Paris, France
2 Inserm, U1077 – Université de Caen Normandie, UMR-S1077, Caen ; École pratique des hautes études ; Université de PSL, Paris, France

Dans la chaîne d’attentats qui a touché la France depuis le début de 2015, ceux de novembre de cette année-là constituent un traumatisme au-delà de l’imaginable, non seulement pour les victimes et leurs proches, mais aussi pour l’ensemble de la société française. Il est possible d’affirmer, avec un peu de recul, qu’ils se sont inscrits dans la mémoire collective et trouvent un écho majeur bien au-delà des frontières de l’Hexagone. Mais ces événements ont également eu des conséquences médicales qui ont à faire, aussi, avec la mémoire. En cela, la dialectique entre l’individu et le collectif, plus exactement entre les individus et les collectifs, est au cœur épistémologique du programme « 13-Novembre » (1) présenté ici.

Même si le programme « 13-Novembre » est né dans l’urgence, il n’aurait pas vu le jour sans un mouvement engagé sur le terrain scientifique depuis quelques années. Quand le 18 novembre 2015 Alain Fuchs, président-directeur général du CNRS, en appelle à la communauté scientifique pour offrir au plus vite des réponses aux interrogations majeures posées par l’enchaînement des attentats terroristes et, singulièrement, par ceux du 13 novembre 2015 au Stade de France, sur les terrasses des 10e et 11e arrondissements de Paris et finalement contre la salle du Bataclan, il revient sur la combinatoire toujours complexe entre exigence scientifique et mission sociale du chercheur. C’est dans cet esprit qu’est engagé le programme éponyme « 13-Novembre », qui se révèle de fait une première mondiale sous la direction de deux chercheurs au profil apparemment très différent (2) et qui travaillent ensemble, avec leurs équipes, selon un postulat simple : il est impossible de comprendre pleinement la mémoire collective si l’on ne prend pas en compte les dynamiques cérébrales de la mémoire, de même qu’il est impossible de comprendre pleinement ces dynamiques sans intégrer l’impact du social. Rien d’étonnant donc à ce que se retrouvent ainsi dans « 13-Novembre » des sciences humaines et sociales et des sciences du vivant, mais aussi des sciences de l’ingénierie et de la modélisation mathématique. Cette construction est au cœur du projet, elle est la condition de sa mise en œuvre sans en résumer toutefois l’ampleur des défis.

Le programme « 13-Novembre » se structure autour de deux sous-programmes, l’Étude 1 000 et l’Étude REMEMBER, sur lesquels se greffent cinq autres études.

L’Étude 1 000

La première étude consiste à recueillir et analyser les témoignages filmés de 1 000 personnes, des plus exposées aux plus éloignées des lieux des attentats, en 2016, 2018, 2021 et 2026. Le suivi de cohorte est l’enjeu majeur de ce protocole. L’Institut national de l’audiovisuel (INA) et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) en sont les opérateurs, l’INA se chargeant de la conservation et de la pérennisation des données, ce qui est crucial car non seulement il faudra comparer les entretiens filmés sur dix ans, mais il est aussi possible d’imaginer que la révolution en cours de l’intelligence artificielle ouvre à terme de nouvelles perspectives avec d’autres outils et d’autres méthodes.

Le protocole d’entretien a été élaboré en commun par des sociologues, des neuroscientifiques et des psychopathologues pour permettre l’exploitation des données sous des angles multiples. Après l’élaboration initiale du programme, ce fut en quelque sorte le premier produit transdisciplinaire de ce qui n’était encore qu’un projet. Le questionnaire, à dominante sociologique et psychologique, est le même pour tous les participants, qui ont été d’emblée divisés en quatre groupes ou cercles :

le cercle 1 comprend les personnes exposées : victimes des attentats, témoins, intervenants extérieurs (santé, police, justice, politique) et parents endeuillés. On devine dans cette liste qu’il s’agit aussi, dans la taxinomie du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), des personnes potentiellement exposées au trouble de stress post-traumatique (TSPT) ;

le cercle 2 réunit les habitants ou habitués des zones visées : les 10e et 11e arrondissements de Paris et Saint-Denis. Les premiers résultats ont confirmé la justesse de ce choix tant l’identification aux lieux a été importante et tant ces lieux, et surtout les deux arrondissements parisiens, ont été marqués par la mémorialisation des attentats, entendue comme la mise en scène publique de la mémoire, l’espace de vie étant envahi par les traces du souvenir et de l’hommage, et par la présence des médias ;

le cercle 3 réunit les habitants des autres zones de la métropole parisienne ;

le cercle 4, au plus loin de l’événement, regroupe trois villes de province, Caen, Montpellier et Metz.

Le double défi a été relevé : avec 934 entretiens réalisés en 2016 (entretiens filmés et questionnaire complémentaire écrit), on approche du chiffre de 1 000 qui, il faut l’avouer, avait été lancé comme un horizon improbable ; avec 355 personnes, le cercle 1 réunit 38% de l’ensemble des participants, alors même qu’il était dit que les survivants auraient du mal à franchir ce pas et que le soutien des autorités administratives (policières en particulier) serait difficile à obtenir. Tel ne fut donc pas le cas. Ce sont les victimes, aussi, qui parlent le plus. Pour la seule partie audiovisuelle, 1 431 heures d’entretiens ont été emmagasinées, soit un peu plus d’une heure et demie par personne. Cette durée est en moyenne de 2h30 pour les participants du cercle 1.

Un nouveau défi s’est ouvert avec le lancement de la phase 2 en mai 2018. Quelle serait l’attrition ? Sans pouvoir donner de chiffres définitifs au jour où ces lignes sont écrites, il semble acquis que 75% des volontaires de 2016 se seront présentés à nouveau et que l’objectif de 80% sera probablement atteint. Si cela se confirmait, ce serait un résultat assez exceptionnel, surtout pour les volontaires les plus éloignés, aux souvenirs de plus en plus flous, mais qui ont compris que le but est justement de voir comment évolue la mémoire d’un événement traumatique dans l’ensemble de la société.

L’étude REMEMBER

REMEMBER, étude ancillaire de l’Étude 1 000, a pour objectif de mieux comprendre le TSPT (donc le choc traumatique et son cortège de symptômes qui se poursuivent plus d’un mois après l’attentat), ainsi que les capacités de résilience. Réalisée dans l’unité de recherche Inserm U1077 à Caen, REMEMBER est ancillaire dans le sens où les 200 personnes qui suivent ce protocole biomédical ont également été incluses dans l’Étude 1 000, soit au titre du cercle 1, donc potentiellement exposées au TSPT, soit au titre du cercle 4, donc groupe contrôle. L’étude repose sur des examens d’imagerie (IRM), une évaluation psychopathologique et des tests neuropsychologiques. L’idée est de mesurer les capacités de contrôle de la mémoire et des émotions suivant l’état des personnes. Le groupe de 200 participants comprend 120 personnes du cercle 1 et 80 du cercle 4. Ce nombre, très élevé comparativement aux autres études neuropsychologiques sur le TSPT dans le monde, permettra d’effectuer des analyses inédites.

L’étude explore trois groupes clairement distincts : les personnes non exposées ; les personnes exposées qui ont toujours un TSPT au moment de l’examen, soit environ un an après ; les exposés qui n’ont jamais développé ou ne développent plus un TSPT. Cette configuration particulière et la richesse des examens effectués permettront de comprendre pourquoi certaines personnes développent un TSPT et d’autres pas alors qu’elles ont pourtant été confrontées au même événement traumatique. Les explorations en IRM associées aux évaluations neuropsychologiques permettront d’identifier les mécanismes de contrôle des intrusions, dont la force oriente la victime sur la voie de la résilience. Une fois ces mécanismes bien caractérisés, il faudra encore identifier et comprendre les facteurs qui participent à leur mise en œuvre. Insistons sur ce dernier point, car il permet de revenir sur le pari transdisciplinaire : deux personnes se trouvant exactement au même endroit, soit s’échappent en même temps, soit subissent le même assaut pour une même durée, et pourtant l’une a toujours un TSPT, l’autre pas. Pourquoi cette différence ? Au-delà de marqueurs biologiques, ne faut-il pas chercher dans leurs histoires de vie : milieu sécure ou pas, perspectives professionnelles, environnement amical et familial, etc. ? Cela implique évidemment l’intervention des humanités et des sciences sociales.

L’enquête ESPA

Les premiers résultats d’une troisième recherche, l’Enquête de santé publique post-attentats-13 novembre (ESPA 13-novembre) sont présentés dans ce numéro du BEH. Ils relèvent aussi du biomédical. Avec cette enquête, dont l’opérateur est Santé publique France, est abordé le volet épidémiologique de santé publique. Le partage des listes est interdit, même si certains participants ont pu se retrouver aussi dans les différentes études, mais le Web-questionnaire déclaratif centré sur le cercle 1 permet d’appréhender les diverses pathologies consécutives aux attentats et de connaître les conditions de prise en charge, avec à la clé des résultats scientifiques mais aussi des conseils transmis au ministère de la Santé.

L’étude du Crédoc

L’étude portée par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) auprès d’un panel représentatif de la population française, permet de dépasser le biais logique de l’Étude 1 000, qui ne cherchait pas un tel panel mais visait des situations diverses en fonction de la proximité des attentats. Avec l’étude du Crédoc, dont des résultats pour 2016 sont présentés dans ce BEH, il s’agit bien de comprendre, au même moment que la réalisation des entretiens, comment la société française réagit aux attentats ou, plutôt, comment ces attentats s’inscrivent dans sa mémoire. On touche ainsi au plus près à la mémoire collective (entendue comme représentation sélective du passé participant à la construction identitaire du groupe) et cela permettra de repérer les points de convergence ou de divergence avec tout ou partie des volontaires de l’Étude 1 000. Cela est passé par l’intégration de 11 questions spécifiques dans l’étude semestrielle du Crédoc sur les conditions de vie des Français et leurs comportements.

Trois autres projets en cours

Plus récemment se sont ajoutées d’autres pistes de recherche. L’une a pour objectif d’analyser la réception des attentats de janvier et novembre 2015 à Paris et en région parisienne par des acteurs du monde scolaire (enseignants, élèves, ainsi que ministres, conseillers ministériels, chefs d’établissement, conseillers principaux d’éducation, personnels de santé de l’Éducation nationale). Cette réception s’est accompagnée de dispositifs locaux et institutionnels mis en place à court et moyen termes (minute de silence, plan national sur les valeurs de la République, éducation aux médias, sécurité des personnels, projets pédagogiques, etc.). Cette recherche s’appuie sur des entretiens sonores et des sources variées (Éducation nationale, médias, réseaux sociaux).

Une autre piste explorée vise un corpus, évolutif et hétéroclite (témoignages et traces – anonymes ou publiés – tels que fictions, pièces de théâtre, poèmes, chansons…) portant dans un premier temps sur les attentats du 13 novembre. Il s’agit alors de prendre en considération les interactions de la mémoire communicative, interpersonnelle, et de la mémoire culturelle et d’analyser, avec la fabrique des récits et la dimension intertextuelle de la mémoire, la fabrique des mémoires elles-mêmes en observant ce que les mémoires font et défont des groupes d’appartenance et de référence.

Enfin il faut s’attacher au traitement des attentats non seulement dans les médias traditionnels mais aussi, défi plus compliqué à relever, dans les réseaux sociaux. Sur ce dernier point, des résultats sont déjà disponibles sur la présence des hashtags concernés. Mais il s’agit d’être plus ambitieux et d’exploiter, via Twitter, l’information véhiculée et, plus encore peut-être, la viralité de cette information et enfin, puisque c’est possible dans un pourcentage cependant restreint de cas, sa répartition spatiale.

Conclusion

On le comprendra à l’issue de ce trop rapide résumé, le programme est tentaculaire et nécessite une mobilisation exceptionnelle de personnels et de moyens, mais aussi de disciplines qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. L’impact sociétal ne peut être minimisé, comme en témoigne déjà l’attribution du prix Pierre-Simon Éthique et société au programme « 13-Novembre » en décembre 2016. Mais ce qui est clairement en jeu sur le terrain purement scientifique, c’est une forme de changement de paradigme, de construction de nouvelles « sciences de la mémoire » appuyées sur quelques piliers que sont la dialectique entre mémoire individuelle et mémoire collective, la transdisciplinarité comme construction commune d’un objet, la manipulation de vastes masses de données en systèmes complexes et la complexité qui veut que la compréhension du tout ne peut se réduire à la compréhension de la somme de ses composantes.

Citer cet article

Peschanski D, Eustache F. Focus. « 13-Novembre », un programme de recherche transdisciplinaire. Bull Epidémiol Hebd. 2018;(38-39):788-90. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2018/38-39/2018_38-39_7.html

(1) Le programme « 13-Novembre » est soutenu par le Secrétariat général pour l’Investissement (SGPI) près le Premier ministre, via l’Agence nationale de la recherche. Le portage administratif est assuré par heSam Université et le portage scientifique par le CNRS et l’Inserm. Le programme associe 31 partenaires. Pour plus d’informations : www.memoire13novembre.fr
(2) L’un, Francis Eustache, est neuropsychologue, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) et dirige le laboratoire de l’Inserm « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » à l’université de Caen-Normandie (U1077) ; le second, Denis Peschanski, est historien, directeur de recherche au CNRS et responsable d’une plateforme technologique, l’équipement d’excellence MATRICE (Memory Analysis Tools for Research through International Cooperation and Experimentations), qui visait déjà à mieux comprendre l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective.