Association entre taux de chômage et suicide, par sexe et classe d’âge, en France métropolitaine, 2000-2010

// Association between unemployment and suicide rates, by sex and age group, in mainland France, 2000-2010

Moussa Laanani (moussa.laanani@inserm.fr)1,2, Walid Ghosn1, Éric Jougla1, Grégoire Rey1
1 Inserm, Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc), Le Kremlin-Bicêtre, France
2 AP-HP, Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Paris, France
Soumis le 08.10.2014 // Date of submission: 10.08.2014
Mots-clés : Suicide | Mortalité | Chômage | Récession économique
Keywords: Suicide | Mortality | Unemployment | Economic recession 

Résumé

Introduction –

L’augmentation du taux de chômage qui a accompagné la crise économique de 2008 est associée en France à une augmentation du taux de suicide. L’objectif de cette étude était d’estimer l’association écologique par sexe et âge entre les taux de suicide et de chômage en France métropolitaine entre 2000 et 2010.

Méthodes –

Les analyses statistiques ont fait appel à un modèle quasi-Poisson. La variable à expliquer était le taux de suicide ; la variable explicative était le taux de chômage. Ce modèle ajustait sur l’âge, le sexe, la région de domicile, le trimestre de décès et une tendance temporelle linéaire. Les classes d’âge 15-24 ans, 25-49 ans, 50-64 ans et ≥65 ans ont été étudiées.

Résultats –

Pour une augmentation de 10% du taux de chômage, le taux de suicide tous sexes confondus a augmenté significativement de 1,5% (IC95%: [0,7-2,3%]). Cette association reste significative uniquement chez les hommes (augmentation de 1,8% [0,9-2,7]), en particulier les hommes de 25-49 ans (augmentation de 2,6% [1,3-3,9%]).

Conclusion –

L’association observée en France entre taux de suicide et de chômage concerne particulièrement les hommes en âge de travailler. Les démarches de prévention du suicide mises en œuvre à destination de la population active doivent cibler les hommes jeunes en priorité.

Abstract

Background –

The increase in unemployment rate, seen during the 2008 economic crisis, was associated in France with an increase in suicide rate. The aim of this study was to estimate the ecological association between unemployment and suicide rates by sex and age group in mainland France between 2000 and 2010.

Methods –

We conducted a quasi-Poisson model. The dependent variable to be explained was suicide rate; the explanatory variable was unemployment rate. The model controlled for age, sex, region of residence, quarter of death, and a linear time trend. The studied age groups were 15-24 years, 25-49 years, 50-64 years, and ≥65 years.

Results –

For a 10% increase in unemployment rate, a significant 1.5% increase in suicide rate for both sexes (95%CI: [0.7-2.3]) was highlighted. This association was significant only among men (1.8% increase, 95%CI: [0.9-2.7]), and particularly among men aged 25-49 years (2.6% increase, 95%CI: [1.3-3.9]).

Conclusion –

The association observed between suicide and unemployment rates concerns particularly men of working age. Priority should be given to labor force based suicide prevention policies targeted at young men.

Introduction

La France, comme la plupart des pays du monde, a connu à partir de 2008 un ralentissement de l’activité économique, avec une forte hausse du taux de chômage. Les médias relaient régulièrement des suicides consécutifs à une perte d’emploi, mais aussi des suicides liés à la crainte de la perte d’emploi ou à des évolutions dans les conditions d'emploi (en particulier, la vague de suicides qu’ont traversée certaines entreprises françaises ces dernières années). La mise en place en 2013 de l’Observatoire national du suicide (1) par le ministère des Affaires sociales et de la Santé témoigne de l’intérêt des pouvoirs publics pour développer la prévention, la surveillance et la recherche dans le domaine du suicide, en particulier dans ce contexte de crise économique.

Depuis les travaux d'Émile Durkheim 1, le lien entre chômage et suicide a fait l’objet de nombreuses études. Récemment, un risque relatif de suicide de 2,2 (IC95%: [1,75-2,77]) pour les chômeurs, par rapport aux actifs occupés, a été mis en évidence en France 2. Néanmoins, la crise économique, et l’augmentation du taux de chômage qui l’accompagne, peut avoir des conséquences non seulement sur les chômeurs, mais également sur leur entourage (famille, collègues...). Par ailleurs, le contexte plus global de crise économique 3, caractérisé entre autres par une morosité et des perspectives à la baisse du marché du travail, peut aussi être à l’origine de craintes de perte d’emploi et donc de crises psychiques à l’origine de suicides. Cet effet global de la crise économique peut être estimé à l’aide d’études épidémiologiques à l’échelle écologique. Il est difficile de dresser une liste exhaustive des composants de la crise économique pouvant jouer un rôle sur l’évolution du taux de suicide et de démêler l’effet propre de ces différents composants. Cependant, nous avons précédemment mis en évidence qu’en France, l’association entre variations du taux de chômage et de suicide n’était pas significativement confondue par le contexte global de crise économique 4. Les facteurs de la crise économique pouvant jouer un rôle confondant dans l’association entre taux de suicide et de chômage peuvent être par exemple le développement d’une crainte de la perte d’emploi chez les travailleurs, une dégradation des conditions de travail secondaire à des restrictions budgétaires ou encore un traitement anxiogène de la crise économique par les médias.

L’objectif de la présente étude était d’estimer l’association temporelle écologique entre les taux de suicide et de chômage en France entre 2000 et 2010 et de mettre en évidence les groupes de la population (caractérisés selon le sexe et la classe d’âge) les plus sensibles aux variations du taux de chômage. Nous reprenons ici une partie des résultats d'un article de comparaison internationale précédemment publié 4.

Matériel et méthodes

Données

La base de données de mortalité du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (CépiDc-Inserm) a été utilisée pour recueillir l’ensemble des suicides déclarés sur les certificats de décès en France métropolitaine entre 2000 et 2010. Les décès par suicide sont codés selon la 10e révision de la Classification internationale des maladies (CIM-10). Les décès codés en tant que suicides (X60 à X84) ont été extraits de la base et regroupés par sexe, classe d’âge, région de domicile, année et trimestre de décès. Les effectifs de décès par suicide obtenus ont été associés aux effectifs de la population correspondante pendant l’année, et au taux de chômage correspondant pour le trimestre et la région (données issues de l’Institut national de la statistique et des études économiques – Insee).

Analyses statistiques

La méthodologie statistique employée a été décrite dans une publication antérieure 4. La mortalité par suicide a été décrite à l’aide de taux standardisés sur la population de référence européenne IARC 1976. Les analyses ont fait appel à un modèle log-linéaire de Poisson avec prise en compte de la surdispersion, où la variable à expliquer est le taux de suicide et la variable explicative est la variation relative du taux de chômage (base 10 en 2000). Le modèle ajuste sur l’âge, le sexe, la région de domicile, le trimestre de décès et une tendance temporelle linéaire. L’association a été étudiée en fonction du sexe et de la classe d’âge (15-24 ans, 25-49 ans, 50-64 ans et 65 ans et plus). Un effet retard des variations du taux de chômage sur la mortalité par suicide a été recherché en étudiant l’impact des variations du taux de chômage à un temps t sur la mortalité par suicide 3 mois, 6 mois et 12 mois plus tard. À partir de la modélisation initiale (sans effet retard), une estimation du nombre de suicides en excès attribuable aux variations du taux de chômage entre 2008 et 2010 a également été effectuée. Cette estimation compare le nombre de décès par suicide prédit par le modèle avec le taux de chômage observé au nombre de suicides attendu si le taux de chômage était resté stable à partir du dernier trimestre 2007 (sous l'hypothèse que l'association écologique entre suicide et chômage est causale).

Résultats

Le taux standardisé de mortalité par suicide chez les hommes a suivi une évolution globalement à la baisse en France entre 2000 et 2007, passant de 26,3 à 22,8 décès par suicide pour 100 000 habitants (figure). Il a ensuite augmenté pour atteindre 23,2 en 2008, puis 23,5 en 2009, avant de revenir à 22,8 en 2010. Chez les femmes, il a oscillé entre 8,2 et 8,6 pour 100 000 entre 2000 et 2005 avant de baisser pour atteindre un plateau à 7,5 entre 2007 et 2010. Parallèlement, après une baisse entre 2000 et 2001, le taux de chômage a progressé jusqu’en 2004 pour atteindre un plateau à 9,3%. Il a diminué ensuite jusqu’à un taux de 7,8% en 2008, et augmenté rapidement pour atteindre 9,5% en 2009 et 9,7% en 2010.

Figure : Évolution comparée des taux de chômage et de suicide chez les hommes et les femmes, en France métropolitaine, entre 2000 et 2010
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La modélisation met en évidence une augmentation de 1,5% du taux de mortalité par suicide (tous âges et tous sexes confondus) pour une augmentation de 10% du taux de chômage (IC95%: [0,7-2,3], p<0,001, tableau 1). Cette association entre taux de chômage et mortalité par suicide n’est pas statistiquement significative chez les femmes, mais elle l’est chez les hommes avec une augmentation de 1,8% (IC95%: [0,9-2,7], p<0,001) du taux de mortalité par suicide pour une augmentation de 10% du taux de chômage. Parmi les hommes, cette association n’est significative que dans une seule classe d’âge, celle des 25-49 ans, avec une augmentation de 2,6% (IC95%: [1,3-3,9], p<0,001) du taux de mortalité par suicide pour une augmentation de 10% du taux de chômage. Les hommes entre 50 et 64 ans sont à la limite de la significativité, la même augmentation du taux de chômage étant associée à une augmentation de 1,6% (IC95%: [-0,1-3,3 %], p=0,074) du taux de suicide dans ce groupe.

Par ailleurs, on observe une diminution de l’amplitude et de la significativité de cette association, lorsque le délai entre variation du taux de chômage et taux de suicide augmente (tableau 2).

Enfin, le modèle statistique a permis d’estimer à 584 (IC95%:[234-886]), le nombre de suicides en excès attribuable aux variations du taux de chômage pendant la période 2008-2010, par rapport au nombre de suicides attendu si le taux de chômage était resté stable à partir du dernier trimestre 2007.

Tableau 1 : Variation du taux de suicide en France métropolitaine pour une augmentation de 10% du taux de chômage, entre 2000 et 2010, selon le sexe et l’âge
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Tableau 2 : Effet retard d’une augmentation de 10% du taux de chômage sur la mortalité par suicide en France métropolitaine entre 2000 et 2010
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Discussion

Entre 2000 et 2010 en France, le taux de chômage est significativement et positivement associé au taux de suicide. Cette association est maximale lorsqu'aucun effet retard n'est pris en compte. Tous sexes confondus, une augmentation moyenne de 1,5% du taux de suicide est observée pour une augmentation de 10% du taux de chômage. Sous l'hypothèse que cette association est causale, le nombre de suicides attribuable en France à la hausse du chômage entre 2008 et 2010 est estimé à 584 comparativement au nombre de suicides attendu si le taux de chômage était resté stable depuis la fin 2007. Les hommes, et plus spécifiquement ceux en âge de travailler (entre 25 et 49 ans), sont particulièrement concernés avec une augmentation de 1,8% et 2,6% respectivement du taux de suicide pour une augmentation de 10% du taux de chômage.

La présente étude s’intéresse au lien écologique qui existe entre chômage et suicide. La base de données des causes de mortalité du CépiDc a l’avantage d’être exhaustive. Cependant, il existe une sous-déclaration des décès par suicide, estimée en 2006 à 9,4% 5. Sur la durée de l’étude, cette sous-déclaration est a priori constante dans le temps. Elle ne risque par conséquent pas (ou peu) de biaiser les associations mises en évidence. Nous observons que les hommes en âge de travailler, entre 25 et 49 ans, constituent la population la plus sensible aux variations du taux de chômage. Ce résultat, cohérent avec des résultats antérieurs 6, appuie la recommandation de cibler la prévention sur les hommes de cette classe d'âge.

Cependant, aucun lien à l’échelle individuelle ne peut être déduit à partir de ces résultats : ils doivent s’interpréter à l’échelle de la population. L’étude ne permet pas de déterminer si les personnes au chômage se suicident davantage que les personnes en activité. Elle permet néanmoins de mettre en évidence que lorsque le taux de chômage augmente dans la population, le taux de suicide augmente lui aussi, même si cette augmentation est de faible amplitude. L’association individuelle entre suicide et chômage a déjà été démontrée, mais son caractère causal reste débattu 7. De nombreux facteurs de confusion peuvent jouer un rôle dans cette association au niveau individuel, en particulier la présence de troubles psychiatriques qui peuvent être liés chez un individu à la fois au risque d’être au chômage et au risque de suicide 8,9. Cette association individuelle peut permettre d’expliquer une partie de l’association écologique que l’on met en évidence. Mais l’échelle écologique permet également de prendre en compte (sans pouvoir les distinguer) les suicides des personnes constituant l’entourage des personnes au chômage ou en situation d’emploi précaire (c’est-à-dire les personnes dépendant directement ou indirectement de ces personnes en difficulté) et, plus globalement, les suicides liés aux pressions sur le marché du travail et à un contexte économique local en déclin. Simultanément à l'augmentation forte du chômage, la crise provoque de nombreux autres changements sociaux, ce qui ne facilite pas la mise en évidence d'un effet isolé du chômage. Cependant en France, l'association écologique entre chômage et suicide n'est pas affectée par l'introduction d'un effet crise dans le modèle statistique 4.

Nous avons précédemment mis en évidence que l’estimation centrale de l’association écologique entre chômage et suicide était plus forte en France que dans les sept autres pays européens étudiés (Allemagne, Autriche, Espagne, Finlande, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) 4. Ce résultat est à considérer avec prudence car les associations mises en évidence étaient très variables entre les différents pays et très dépendantes de la méthodologie statistique utilisée. Il peut par ailleurs paraître contradictoire avec ceux d’une étude antérieure selon laquelle les dépenses de protection sociale pouvaient atténuer l’augmentation de la mortalité par suicide observée lors des crises économiques 10, alors même que les indices de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les dépenses de protection sociale de la France sont parmi les plus élevés des pays étudiés.

Même si l’échelle écologique limite l’interprétation causale des résultats, on peut retenir qu’il existe une association significative entre le taux de chômage et le taux de suicide en France entre 2000 et 2010. Cette association concerne tout particulièrement les hommes en âge de travailler : les démarches de prévention du suicide à destination de la population active doivent ainsi préférentiellement cibler cette population. Cette démarche s’inscrit par exemple dans l’actuel plan national de prévention des risques psychosociaux, en cours de mise en place dans les trois fonctions publiques 11. L’appariement de bases de données nationales est nécessaire pour étudier précisément la mortalité par suicide, notamment en étudiant l’impact du passage au statut de chômeur ou en déterminant plus précisément le rôle des facteurs psychiatriques et sociodémographiques. À l’heure actuelle, la seule base représentative de la population française et permettant de chaîner le statut de chômeur ou la profession à l’échelle individuelle avec les causes de décès est l’Échantillon démographique permanent (EDP) de l’Insee, mais sa taille est insuffisante pour analyser la survenue du suicide 12. Des bases de données plus volumineuses doivent être constituées pour améliorer la connaissance dans ce domaine.

Références

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10 Stuckler D, Basu S, Suhrcke M, Coutts A, McKee M. The public health effect of economic crises and alternative policy responses in Europe: an empirical analysis. Lancet. 2009;374(9686):315-23.
11 Circulaire du 20 mars 2014 relative à la mise en œuvre du plan national d’action pour la prévention des risques psychosociaux dans les trois fonctions publiques. http://circulaires.legifrance.gouv.fr/index.php?action=afficherCirculaire&hit=1&retourAccueil=1&r=38082
12 Rey G, Rican S, Luce D, Menvielle G, Jougla E. Measuring social inequalities in cause-specific mortality in France: comparison between linked and unlinked approaches. Rev Epidémiol Santé Publique. 2013;61(3):221-31.

Citer cet article

Laanani M, Ghosn W, Jougla É, Rey G. Association entre taux de chômage et suicide, par sexe et classe d’âge, en France métropolitaine, 2000-2010. Bull Epidémiol Hebd. 2015;(1-2):2-6. http://www.invs.sante.fr/beh/2015/1-2/2015_1-2_1.html